Correspondance inédite du marquis de Sade/1790

Texte établi par Paul BourdinLibrairie de France (p. 255-277).
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1790


Madame de Sade souhaite que la nouvelle année soit plus heureuse que la précédente. Elle ne se mêlera plus des affaires de son mari, mais la mort du grand prieur ne change rien aux pouvoirs de Gaufridy. S’il y a des signatures à donner M. de Montreuil y pourvoira.

M. de Foresta, receveur de l’ordre de Malte à Marseille, estime que M. de Sade n’aurait pas dû attendre la mort de son oncle pour réclamer ses droits ou tout au moins pour affirmer ses prétentions. Mais on attendait trop du grand prieur pour lui demander des comptes. Madame de Villeneuve, que l’on presse toujours de rendre les meubles, est tombée malade de peur et de cupidité.

Un avocat, consulté par l’ordre de Malte, est d’avis qu’on doit restituer l’argenterie au marquis, lui rembourser le loyer de Saint-Cloud, acquitter un billet dont Ripert a fait l’avance, payer les quatre mille livres promises aux créanciers de l’abbé, mais qu’il n’y a pas lieu à indemnité pour les réparations faites à Mazan et qu’il faut exiger la remise des meubles, dont l’ordre est responsable même en cas d’abandon de la dépouille aux créanciers.

Madame de Montreuil fait savoir à Gaufridy que l’assemblée nationale a rendu, le vingt mars, un décret sur l’abolition des lettres de cachet. Cette mesure comporte des exceptions, mais la famille n’a nulle intention de les invoquer et laissera le gouvernement juge du sort de M. de Sade. La présidente rappelle qu’elle n’a rien fait depuis 1778, sinon dans l’intérêt de ses petits enfants, et avise l’avocat que la marquise ne s’exposera plus à souffrir ce qu’elle a souffert depuis vingt ans. Madame de Sade écrit à son tour pour réclamer ses hardes et confirme cette décision : « Tout ce qu’on vous a écrit est d’accord avec moi. »

M. de Sade est rendu à la liberté le jour du vendredi saint. Il raconte lui-même son élargissement et comment il avait été transféré de la Bastille au couvent des Frères de la Charité, à Charenton, parmi les fous et les épileptiques. Son premier soin est de faire annuler la sentence qui le prive de l’administration de ses biens et d’en signifier l’abolition à Gaufridy en l’assurant de sa constante amitié. Il s’excuse auprès de son cher avocat du silence qu’il a gardé pendant les treize années de sa détention et, par une prompte manœuvre appuyée d’une demi-douzaine de bons mensonges, rétablit ses rapports avec lui.

Ici commence la passion de Gaufridy ! L’unique souci du marquis va être désormais d’avoir autant d’argent qu’il lui en faut aux échéances qu’il fixe. Ses demandes varient d’une année à l’autre, mais n’ont aucune relation au revenu de ses biens. Ses annuités doivent lui être comptées en quatre quartiers, auxquels il accroche au passage maints suppléments destinés à faire face aux dettes criardes, à dégager les objets mis au mont-de-piété, à payer les achats extraordinaires, à compenser les pertes faites sur le change, à parer aux exigences du fisc lorsqu’il ne peut les éluder. Chaque majoration de crédit correspond, dans sa pensée, à un accident qui ne met pas en échec la rigueur de son système, et il revient aussitôt à sa donnée primitive, avec une netteté toute mathématique. « J’ai reçu tant. J’avais tant à recevoir. Il me reste dû tant. » Le tout avec opération et preuve. Il ne saurait admettre qu’il y ait des raisons valables de ne pas satisfaire à ses réclamations et il souffre à la seule pensée qu’elles pourront rester sans effet, plus que si elles étaient parfaitement raisonnables. Pendant dix ans, il multiplie en vain les tentatives pour obtenir de Gaufridy qu’il prenne la ferme générale de ses biens moyennant un loyer annuel qui varie avec l’avilissement du papier-monnaie et avec les mirages qui naissent dans sa cervelle. L’avocat ne songe même pas à contester avec lui ou à lui faire entendre les difficultés auxquelles il se heurte. Il sait que la chose serait totalement inutile, mais, l’habitude et la lassitude aidant, il en vient à ne plus répondre aux articles des lettres qu’il reçoit, même à ne plus les lire, et à négliger une gestion dont M. de Sade ne veut pas qu’on l’entretienne. Il a fallu au régisseur une rare nonchalance ou un bien grand dégoût pour arriver à se mettre souvent dans son tort, mais du moins il n’a pas usé de la faculté qu’on lui laisse « de rogner, de tailler, d’emprunter ou de vendre » plutôt que de manquer à une seule échéance. Si l’attente de M. de Sade est déçue, il invoque le ciel, se déclare réduit à la mendicité ou au suicide, écrit à tous ceux qui peuvent approcher son régisseur et lui transmettre ses doléances, atteste l’amitié bafouée, prie ou exige, fait les deux ensemble, en appelle au ciel du tort qu’on lui fait et du désespoir où on le jette. À peine satisfait, il oublie tout, jure que nul n’est plus près de son cœur que son cher avocat et toutefois commence à réimposer l’antienne en vue du prochain quartier ! Au demeurant l’imprévoyante cupidité qu’il affiche aux périodes de disette cède parfois la place à des préoccupations plus prudentes et plus hypocrites. Il a de certaines façons, à la fois sournoises et subtiles, d’interroger l’avocat sur l’usage qu’il fait de la liberté qu’on lui laisse. Il a toujours dans son tiroir quelque lettre de Provence qui lui signale des manquements ou des abus. M. de Sade méprise certes profondément de pareilles insinuations, mais enfin il les fait connaître, tout en jurant que ses questions ne doivent point être interprétées comme des marques de défiance, ni même comme un désir de savoir, mais seulement comme un moyen de purger son esprit des énigmes qu’on lui propose.

À peine libre, le marquis s’installe rue et hôtel du Bouloir, district Saint-Honoré, puis rue Honoré-Chevalier, paroisse Saint-Sulpice. Il se lie « de pure amitié » avec la présidente de Fleurieu, veuve d’un magistrat de Grenoble. Elle a quarante ans et lui cinquante, mais ils ne totalisent pas ! Ce qui l’embrasait autrefois le laisse désormais sans désir. Il fait lui-même le tableau de son état physique et de ses pensées. La prison et l’abus des confitures l’ont rendu énorme. Il grelotte la fièvre en surveillant le charroi de ses effets.

Ses fils viennent le visiter et il se flatte de les emmener en Provence pour les initier aux affaires ! Mais ils se détachent de lui ou quittent Paris, et le marquis ne les voit plus guère. Vers la fin de l’année, madame de Sade, qui est toujours à Sainte-Aure, apprend à l’avocat que son aîné va partir « pour les îles », en Amérique.

Un des premiers soins du marquis est de se faire envoyer une partie des meubles et des hardes qui se trouvent en Provence. Le premier envoi que lui fait Gaufridy ne le satisfait pas. « C’est, dit-il, le magasin des habits comiques du théâtre de la Coste ! » L’avocat en fait successivement deux autres, mais il apporte une telle négligence à préparer le quatrième que le château sera pillé avant qu’il soit parti.

Madame de Sade a mis son projet à exécution et présenté requête au Châtelet pour obtenir la séparation. Elle ne dit que ce qu’il faut que les magistrats connaissent, mais elle ne peut faire l’apologie de son mari et se défendra mieux si on l’y contraint. Le marquis trouve le procédé détestable et digne de la « canaille montreuillique » ; toutefois il ne juge pas à propos de relever le gant et laisse prendre défaut. La séparation est suivie d’une liquidation difficile. M. de Sade demande à Gaufridy de lui envoyer les pièces qui l’aideront à repousser les prétentions des Montreuil et, notamment, l’état des sommes que l’avocat a touchées depuis 1778 et de celles qu’il a remises à madame de Sade.

Sur la médiation de Reinaud, qui se trouve à Paris, on tombe toutefois d’accord que madame de Sade recevra annuellement quatre mille livres pour les intérêts de sa dot répondue sur les biens de son mari. Ce pacte à peine scellé, le marquis accuse les Montreuil de lui avoir présenté un faux état des revenus de ses terres et s’avise ensuite que sa femme ne lui a point rendu compte de l’héritage de madame de Sade mère, qu’elle a recueilli pendant sa captivité. L’année se termine sur un nouveau procès que la marquise gagnera d’ailleurs entièrement. Mais elle ne touchera jamais un sou.

M. de Sade écrit beaucoup, mais avant tout sur lui-même. Les événements du jour occupent peu de place dans ses lettres, tandis qu’ils en prennent une grande dans celles des fermiers et des régisseurs, qui y trouvent des raisons de ne point payer ou des excuses à ne point recevoir. On voit, en lisant leurs relations, la contrainte pénible que s’imposent les seigneurs ou leurs tenanciers pour paraître d’accord avec la nation : ils illuminent leurs châteaux, participent aux contributions patriotiques, reçoivent avec honneur l’arpenteur municipal, le contrôleur et l’exacteur des tailles. La révolution marche dans le Comtat plus vite et plus brutalement que partout ailleurs. Les consuls se démettent de leurs chaperons ; le vice-légat demande son rappel ; M. son dataire n’attend pas de l’avoir ; l’envoyé du pape tourne bride. Les états généraux de la province renchérissent sur ce qui se fait à Paris ; le peuple abolit de lui-même les droits purement personnels et ne s’acquitte point des autres. Il y a maintes séditions et pilleries.

Le marquis, à peine installé, est volé par un serviteur que son ancien valet Langlois lui a désigné. Il ne perd pas son temps à courir après le coupable, mais avise Langlois qu’il lui retiendra, pendant cinq ans, la pension de trois cents livres qu’il lui a accordée. Toutefois sa conscience se met à parler aussitôt que son intérêt a cessé de le faire. Pour qu’il n’en coûte rien à son ancien domestique, M. de Sade l’envoie à sa tante de Villeneuve, auprès de qui il a multiplié les protestations de dévouement et d’affection avec une telle assurance dans le mensonge qu’elle décourage la critique, et lui suggère de le prendre à son service. La tante proteste par lettre de la bonté de son cœur, mais elle n’a que faire de ce vieux drôle et s’en débarrasse aussitôt en l’expédiant à Ripert.

M. de Sade apprend de la même dame que son gendre, M. de Raousset, a émigré et que la tête de sa fille baisse. Il veut aussitôt profiter de ce qu’elle est seule pour attaquer cette cousine sur son testament. « On dit, écrit-il à Gaufridy, qu’elle est cousue d’or ; envoyez-moi un peu de cet or-là ! » Il songe un instant à lui dépêcher son chevalier qui va partir pour la Provence, mais on ne pille avec profit que les villes où l’on entre soi-même. Le garçon a d’ailleurs perdu plus que la dame dans la seule victoire qu’il ait remportée sur elle.

Le marquis vient habiter rue Neuve-des-Mathurins, numéro vingt, à la Chaussée-d’Antin. Ce nouveau changement paraît avoir suivi sa rupture avec madame de Fleurieu et préparé son entrée en ménage avec la dame Constance Renelle, femme Quesnet. La maison, qui lui plaît, sera son dernier asile ; son mausolée sera bâti au fond du jardin. On dirait même, à l’entendre, qu’il y est déjà !

Mais il faut de l’argent pour cette installation. Les quartiers, payés en assignats coupés qui perdent cinquante-cinq du mille, sont insuffisants et toujours en retard. Aussi M. de Sade met-il à profit la présence de Reinaud pour obtenir une lettre de crédit sur son frère, banquier à Aix. Cette lettre est sacrée, mais elle n’est qu’à trois mois ; partant M. de Sade se trouve, chaque trimestre, dans l’obligation de la toucher ou de laisser tomber le crédit.

Gaufridy prend prétexte des demandes de meubles qu’on lui envoie pour revenir sur les ravages que mademoiselle de Rousset a faits à la Coste. Sa rancune ne désarme pas. Le marquis s’exprime lui-même sur la morte en termes fort sales : on voit cependant qu’il ne le fait que par complaisance ou par politique.




Madame de Montreuil s’oppose à ce qu’on remette à l’ordre de Malte un mémoire désobligeant pour la mémoire du grand prieur. (30 janvier 1790).

Depuis l’administration qui vous a été confiée, monsieur, sous l’inspection de M. le grand prieur (il y a deux ans et demi, ce me semble), à ma grande satisfaction j’avais perdu de vue toutes les affaires, desquelles je

ne pouvais dans la suite éprouver que du désagrément, après n’avoir cherché qu’à faire le bien, par l’extrême prévention de celui qu’elles regardent. Confiées à son plus proche parent de son nom jusqu’à son retour, celui devenu, par l’âge et les événements, le chef de sa famille, je me trouvais trop heureuse, lorsque la mort l’a enlevé, avec lui la fortune que nous étions fondés d’en attendre dans peu pour son petit neveu et que trois mois de vie de plus auraient faite. C’est sans doute le plus grand malheur qui pouvait arriver à mes petits-fils. Ils le sentent ; mais il faut s’armer de courage contre tous ceux que la Providence envoie, surtout lorsqu’ils ne sont pas mérités. Je ne sais quelles raisons il a cru avoir de se fier assez sur le temps pour ne pas même lui assurer une pension. Ce n’est pas faute de lui avoir rappelé les incertitudes de la vie. Il a regretté sa sécurité à cet égard, mais il n’était plus temps. Cela n’empêche pas d’improuver toute dissertation (inutile surtout) qui, dans un mémoire adressé à son ordre, pourrait être désobligeante à sa mémoire……


La marquise raconte les scènes populaires qui ont accompagné la déclaration du roi à l’assemblée. « Ce samedi, 13 février 90 ».

……Le Mercure me paraît bien fait et sans partialité. Il y a toujours force écrits. On se ruinerait à acheter tout et il serait impossible de les lire. Je pense comme vous qu’il y a beaucoup de choses qui ne passent pas dans les provinces. À présent, on prie Dieu dans les rues et l’on crie « Vive le roi ! » dans les églises. L’on chante un Te Deum dimanche ; l’assemblée ira. Le roi a été à Notre-Dame ; ne me demandez pas pourquoi, car je n’en sais rien.

L’on prête un nouveau serment au milieu des places ; sur les remparts on illumine ; tout cela pour le même motif. Plusieurs membres de l’assemblée refusent de prêter le nouveau serment. Ils voudraient que l’on leur expliquât ; on leur répond que ce qui a été décrété n’a pas besoin d’explication.

Une femme, dans l’enthousiasme de l’avoir prêté, c’était une femme du peuple, quelqu’un lui demanda ce qu’elle avait dit. Elle répartit : « J’ai levé les bras au ciel, j’ai dit : « Vive notre bon roi ! » Un autre homme a levé la main aussi au district et dit que, s’il avait fallu lever le pied, il l’aurait fait. Ensuite, il a levé la main pour ses maîtres, disant qu’ils n’étaient pas des istocrates. À un discours public, l’on a proposé de faire M. de La Fayette général de tout le royaume et M. Bailly maire général de tout le royaume. Cette place répond au maire du palais dans l’histoire……

Le peuple dit que le roi a été prêter serment à l’assemblée ; il s’est présenté seul à l’assemblée et l’on a débattu très vivement si on irait au devant de lui, et à la fin on s’est déterminé à envoyer quelques membres. On leur donne à présent vingt-quatre livres par jour. Le roi a voulu, le jour de l’an, venir dîner au Luxembourg avec son frère. On lui a dit qu’il serait accompagné de dix mille hommes, de crainte qu’il ne lui arrive quelque chose. Sur ce, il n’a pas voulu mettre dix mille hommes en action pour un dîner, et il a renoncé à cette satisfaction……


La marquise conte ce qui se dit dans la rue, dans les boutiques et dans les prisons.

……Les marchands refusent de vendre parce que l’on va acheter pour changer les billets. L’on craint toujours une secousse. Il y a eu un carnage affreux à Meaux ; le maire a été pendu, à ce que l’on dit, l’évêque en fuite. La misère est extrême, cela ne peut être autrement. Le mot du guet pour faire le mal, c’est de dire : « C’est un aristocrate, il veut enlever le roi », et tout de suite pendu sans procès réglé ! Il y a un homme au Châtelet qui, sur pareille accusation, a répondu sérieusement que ce n’était pas six mille hommes qu’il soldait à cet effet, mais six cent mille. Toutes ses réponses sont du même genre et il a [fait] attention que le greffier écrive exactement ce qu’il dépose ; si l’on met autrement, il fait récrire ; il a ajouté que, depuis la mort de M. de Favras[1], il avait un désir d’être pendu qui ne se pouvait concevoir et que c’est le plus grand plaisir que l’on lui puisse faire. Cette folie est fort singulière. Vous savez que les colonies restent telles quelles sont et que les colons qui sont ici avaient fait dire à M. de Mirabeau que s’il en était autrement il ne serait pas en vie le lendemain. Il n’a pu parler ce jour-là.[2]

Voilà ce qui se publie pour le moment. Nous nous portons tous bien. L’on dit que tout est tranquille dans notre province. Ce 11 mars 1790.


La marquise parle de la disparition de la monnaie.

……L’argent est au poids de l’or ; pour vous en donner un exemple, un marchand a été obligé, après avoir coupé pour cent soixante livres de marchandise, de la reprendre faute de quarante livres à rendre sur un billet de deux cents livres ; une autre personne, on lui a pris cinquante livres sur cent écus ; une personne montra un louis à un marchand, il tomba en extase comme s’il voyait quelque chose de très extraordinaire et ne revenait pas de voir cette pièce. Ce ne sont pas des histoires, ce sont des faits que je vous mande……


Madame de Montreuil fait prévoir à l’avocat la prochaine libération de M. de Sade. (Le 23 mars).

Dans les circonstances où nous sommes, monsieur, mon silence sur les affaires, la réserve de madame de Sade sur ce même objet, ne doit pas vous surprendre. Vous avez sûrement dans la Provence successivement tous les décrets de l’Assemblée nationale, notamment celui concernant les lettres de cachet, en date du vingt de ce mois. La manière dont il est rédigé peut produire des exceptions. C’est une question de savoir si, dans certaines circonstances, les familles doivent les provoquer. Il en est où je pense qu’elles doivent rester neutres et laisser l’administration, ou la partie publique, décider comme elle le jugera à propos. C’est le seul moyen de n’avoir aucun reproche à se faire ni à essuyer, à tout événement……


La marquise avise Gaufridy de la mise en liberté de son mari et de son dessein de demander la séparation.

Je n’ai que le temps de vous marquer, monsieur l’avocat, que M. de Sade est libre depuis le vendredi saint, qui était hier. Il veut me voir, mais j’ai répondu que j’étais toujours dans le dessein de me séparer, que cela ne se peut autrement. Envoyez mes effets et papiers à l’adresse de ma mère. Je lui ai fait dire que vous aviez l’administration en son absence et que c’était à vous qu’il fallait qu’il s’adresse pour avoir de l’argent. Il vous écrira sûrement. Voici son adresse : chez M. de Milly, procureur au Châtelet, rue du Bouloir, quartier de la place des Victoires. Ce 2 avril.


Ripert indique comment les états généraux ont été décidés dans le Comtat. (5 avril 1790).

……Les états généraux ont été décidés, malgré les ordres du pape, par l’assemblée de tous les consuls de cette province assemblés le vingt-deux du mois dernier et ils en ont fixé la tenue au dix-sept mai prochain. Ils doivent être composés de quinze du clergé, quinze de la noblesse et environ soixante du tiers état. Il y a apparence que MM. les seigneurs et le clergé seront maltraités. Ils ne veulent plus de mois privatif pour vendre du vin, l’amortissement des censes, plus de posterles[3] aux châteaux, impositions sur le bien des seigneurs, plus de lods, et autres demandes……


Le marquis fait savoir qu’il est libre et demande de l’argent.

Je vous donne avis, mon cher M. Gaufridy, que je suis libre enfin, et qu’au moyen d’une sentence rendue, laquelle annule l’administration établie dans mes biens, moi seul maintenant en jouis, moi seul maintenant les dirige. Ce n’est donc plus qu’à moi que vous aurez affaire ; mais, avant mille explications, avant aucun détail, comme la première chose est de manger et que, loin d’avoir un sol vaillant, je dois près de quatorze cents livres qui m’ont été avancées pour commencer à vivre, je vous supplie de me faire passer, aussitôt ma lettre reçue, un millier d’écus au moins, et avec cette somme, je vous laisserai en pleine paix jusqu’au mois de juillet, époque où vraisemblablement j’irai dans mes terres à dessein de reprendre le timon de mes affaires, pour le soin desquelles je ne saurais trop vous témoigner ma reconnaissance. Je ne vous écris qu’un mot cette fois-ci parce que je n’ai encore qu’un besoin, mais, comme il est fort pressant, je vous conjure d’y faire face le plus tôt possible.

Paris, hôtel du Bouloir, rue du Bouloir[4], district Saint-Honoré. Ce 6 avril 1790.


Le marquis promet d’être désormais dévot au saint vendredi. (12 avril 1790).

……Je suis sorti de Charenton (où j’avais été transféré de la Bastille) le vendredi saint. Bon jour, bonne œuvre ! Oui, mon cher avocat, c’est ce jour-là où j’ai recouvré ma liberté ; aussi suis-je décidé à le sanctifier le reste de ma vie et, au lieu de ces concerts, de ces promenades frivoles consacrés irréligieusement par l’usage à cette époque, où nous ne devrions que gémir et pleurer, au lieu, dis-je, de toutes ces vanités mondaines, chaque fois que le quarante cinquième jour du carême nous ramènera un saint vendredi, je m’agenouillerai, je prierai, je remercierai… ferai résolution de m’amender, et tiendrai parole.

Au fait, mon cher avocat, car je vois bien que vous allez me dire comme tout le monde : « Ce sont des faits que nous voulons, monsieur, et non pas des paroles », au fait donc, il est constant que je suis tombé au milieu de Paris avec un louis dans ma poche, sans savoir où aller, où loger, où dîner, où prendre de l’argent. M. de Milly, procureur au Châtelet, gérant mes affaires de ce pays-ci depuis vingt-six ans, a bien voulu d’abord m’offrir un lit, sa table et six louis. La quatrième jour, avec mes six louis, dont il n’en restait plus que trois, il m’a fallu, pour ne pas être à charge, chercher auberge, domestique, tailleur, traiteur, etc., et tout cela avec trois louis.

J’ai, dans cet état de choses, présenté requête à madame la présidente de Montreuil, laquelle a bien voulu me faire prêter quelques louis par son notaire, sous condition que je vous écrirais tout de suite à l’effet de me faire passer de l’argent, tant pour rembourser celui qu’elle m’a fait prêter par son notaire que pour continuer de vivre. Je vous conjure donc, mon cher avocat, de ne mettre aucune espèce de retard à l’envoi de la somme primitive de mille écus que je vous ai demandés l’autre jour et dont le besoin est aussi extrême que la promptitude de l’envoi est essentielle……


Le marquis dit avec quels sentiments il revient à la vie du monde et, en particulier, ceux qu’il nourrit pour les Montreuil et pour sa femme.

……Je reçois à l’instant votre lettre du quatorze, et, comme je vois qu’elle ne peut pas encore être réponse à la mienne, je ne m’étonne point de n’y pas rencontrer un de ces billets charmants qui valent beaucoup mieux que des billets d’amour et avec lesquels on a de l’argent tout de suite……

Vous ne devez pas douter que si je ne vous ai pas écrit pendant ma détention, c’est qu’on m’en a ravi les moyens. Je ne vous pardonne pas de supposer à mon silence une autre raison que celle-là. Je ne me serais pas mêlé des affaires, à quoi cela eût-il servi dans ma position ? Mais je vous aurais demandé de vos nouvelles, je vous aurais donné des miennes, nous aurions de temps en temps jeté des fleurs sur les chaînes dont j’étais couvert. On ne l’a pas voulu ; une lettre que j’avais hasardée dans ce goût-là me fut renvoyée brutalement ; je n’en ai plus écrit. Je vous le répète donc, mon cher avocat, je ne vous pardonne pas d’avoir pu douter de mes sentiments pour vous. Nous nous connaissons depuis l’enfance, vous le savez ; ce fut mon amitié pour vous qui décida ma confiance ; c’est en raison de cette seule amitié que je vous priai jadis de vouloir bien vous mettre à la tête de mes affaires ; par quel motif aurais-je pu changer ? Ce n’est pas votre faute si j’ai été pris à la Coste, c’est la mienne ; je me suis cru trop en sûreté, et je ne savais pas à quelle famille abominable j’avais affaire. Je me flatte que vous comprenez aisément que je ne parle ici que de celle des Montreuil ; on ne se fait point d’idée des procédés infernaux et anthropophages que ces gens-là ont eus pour moi. J’aurais été le dernier des individus de la terre qu’on n’aurait pas osé les traitements barbares dont on m’a rendu la victime ; en un mot j’y ai perdu les yeux, la poitrine ; j’y ai acquis, faute d’exercice, une corpulence si énorme qu’à peine puis-je me remuer ; toutes mes sensations s’y sont éteintes ; je n’ai plus de goût à rien, je n’aime rien ; le monde que j’avais la folie de tant regretter me paraît d’un ennui… d’un triste !.. Il y a des moments où il me prend envie d’aller à la Trappe, et je ne réponds pas de ne point disparaître un beau jour sans que personne sache ce que je suis devenu. Je n’ai jamais été si misanthrope que depuis que je suis rentré parmi les hommes et, si je leur parais étranger en me remontrant à eux, ils peuvent être bien sûrs qu’ils produisent sur moi le même effet. Je m’étais beaucoup occupé pendant ma détention ; imaginez-vous, mon cher avocat, que j’avais quinze volumes à faire imprimer ; en sortant de là à peine me reste-t-il un quart de ces manuscrits. Madame de Sade, par une insouciance impardonnable, a laissé perdre les uns, a fait prendre les autres, et voilà treize années de perdues ! Les trois quarts de ces ouvrages étaient restés dans ma chambre à la Bastille ; on m’en transféra le quatre juillet à Charenton ; le quatorze, la Bastille se prend, se renverse, et mes manuscrits, six cents volumes, pour deux mille livres de meubles, des portraits précieux, tout est lacéré, brûlé, emporté, pillé, sans qu’il me soit possible d’en retrouver un fétu ; et tout cela par la pure négligence de madame de Sade. Elle avait eu dix jours à elle pour retirer mes effets ; elle ne pouvait douter que la Bastille, que l’on farcissait pendant ces dix jours d’armes, de poudre, de soldats, ne se préparât soit à l’attaque, soit à la défense[5]. Pourquoi donc ne se pressait-elle pas d’enlever mes effets ?.. mes manuscrits ?.. mes manuscrits, sur la perte desquels je verse des larmes de sang !.. On retrouve des lits, des tables, des commodes, mais on ne retrouve pas des idées… Non, mon ami, non, je ne vous peindrai jamais mon désespoir de cette perte, elle est irréparable pour moi. Depuis cette époque, la sensible et délicate madame de Sade ne veut plus me voir. Une autre aurait dit : « Il est malheureux, il faut essuyer ses larmes » ; cette logique du sentiment n’a point été la sienne. Je n’ai pas assez perdu, elle veut me ruiner, elle fait plaider en séparation. Elle va, par ce procédé inconcevable, légitimer toutes les calomnies vomies contre moi ; elle va couvrir de malheur et d’opprobres ses enfants et moi, et tout cela pour vivre, ou plutôt pour végéter délicieusement, selon elle, dans un couvent, où quelque confesseur la console sans doute, aplanit à ses yeux le sentier du crime, de l’horreur et de la flétrissure où sa conduite va nous engager tous. Quand cette femme recevrait des conseils de mon plus mortel ennemi, il serait impossible qu’ils fussent plus mauvais et plus dangereux.

Vous comprenez facilement, mon cher avocat, qu’au moyen des sommes déplacées jadis sur la dot de ma femme (cent soixante mille livres) et dont il faut que mon bien réponde, cette séparation va me ruiner, et c’est ce que veulent ces monstres. Hélas, grand Dieu ! J’avais cru que dix-sept ans de malheurs, dont treize de prison dans d’horribles cachots, pourraient expier quelques imprudences de jeunesse. Vous le voyez, mon ami, je me suis trompé. La rage des Espagnols ne s’apaise jamais, et cette exécrable famille est espagnole. Aussi Voltaire a dit dans Alzire : « Tu parais Espagnol… et tu sais pardonner ? »……


Le marquis pleure sur la noire trahison de sa femme et parle de ses projets. (Sans date).

……J’ai perdu toute ma matinée, et si vous saviez à quoi !… Oh ! madame de Sade, quel changement dans votre âme !… Quels procédés horribles !… Mon ami !… Mon cher avocat ! Si vous saviez les indignités que cette femme me fait !… J’écris les larmes aux yeux, je n’en puis dire davantage !… Baste ! Vous n’apprendrez tout cela que trop tôt !……

Quelque envie que j’aie d’être en Provence, je crois ne devoir pas vous dissimuler qu’il sera presque impossible que j’y aille avant la fin de février. Mais, à cette époque, vous pouvez compter sur moi ; je vous mènerai mes deux enfants ; je leur ferai prendre connaissance de leurs affaires et puis, mon cher avocat, je viendrai mourir où je suis né. Peut-être changerai-je ; qui peut répondre des projets de l’homme ? Mais aujourd’hui telle est ma résolution. Si elle varie, vous serez sans doute (au titre de mon meilleur ami) le premier à le savoir……


Le marquis conte à l’avocat Reinaud comment il a été mis en liberté et lui donne son sentiment sur la révolution et sur le pays qui la fait. (19 mai).

Oui, monsieur, j’ai eu l’honneur de vous dire autrefois que ce qu’on pouvait faire de mieux était de quitter des coquins quand on avait le malheur d’en être entouré. Ce que j’avais érigé en maxime alors, je viens de le mettre tout modernement en action ; et je vous remercie bien du fond de mon cœur, et de l’intérêt que vous semblez y prendre, et des marques que je reçois d’une amitié que vous avez bien voulu me conserver.

Assurément, les exempts de police de Valence ne valaient pas mieux que les officiers de la Bastille et les moines de Charenton, et, dès que je m’étais séparé des uns sans beaucoup de cérémonie, je pouvais, ce me semble, prendre congé des autres sans beaucoup d’égards. Mais savez-vous cette anecdote ? Elle est assez piquante pour que je vous la conte.

Huit jours avant le siège de la Bastille, prévoyant bien tout le train qui allait avoir lieu, et les chers Montreuil ne se souciant point que je risquasse d’avoir ma liberté comme mes camarades le jour du siège, eurent le soin de me faire transférer à Charenton. Là, monsieur, là, ces scélérats, ces coquins de Montreuil que je méprise comme la boue des rues, ont eu l’infamie de me laisser végéter neuf mois au milieu d’un hôpital de fous et d’épileptiques… Je suis encore à comprendre comment je n’y suis pas mort !… Enfin, au bout de neuf mois, mes enfants vinrent me voir ; un d’eux s’avisa de demander un jour au prieur de quel droit et à quel titre il me retenait. Celui-ci, n’osant citer des ordres du roi qu’on ne connaissait plus, se rejeta sur la famille… « Oh, dis-je, alors, à ce geôlier, ces ordres-là, monsieur, sont encore bien pis aujourd’hui que ceux du ministère, je ne les connais plus !… Je vous somme de m’ouvrir la porte. » Le drôle n’ose résister ; les deux battants s’entrouvrent, et je lui souhaite le bonsoir.

Voilà bien, je crois, notre proverbe : il n’y a si bonne compagnie qui ne se quitte.

Au fait, maintenant, monsieur, pour achever de répondre à l’amitié que vous voulez bien me témoigner. Rien n’égale les infâmes procédés des Montreuil à mon égard. Ils les portent aux derniers périodes. Furieux de me voir libre, il n’est rien maintenant qu’ils n’inventent pour me donner des dégoûts dans le monde. Me voient-ils établi, ancré quelque part ? Ils y envoient aussitôt leurs émissaires pour dire cent horreurs contre moi. Ils ont contraint ma femme à se séparer de moi. Elle ne le voulait pas ; il n’y a rien qu’ils n’aient inventé, rien qu’ils n’aient fait pour l’y déterminer. Ils ont porté l’infamie jusqu’à payer des journalistes pour me déchirer dans leurs feuilles. En un mot, depuis que je connais ces monstres-là, voulez-vous que je vous dise ce que je crois maintenant, mon cher monsieur ? Je suis plus que persuadé que ce sont eux qui m’ont suscité mon affaire de Marseille, eux qui soudoyèrent les filles pour leur faire déposer des horreurs… auxquelles je n’avais jamais pensé. Ah ! n’imaginez pas que ce que je dis là soit si chimérique ! Une infinité de gens me le disent aujourd’hui, et que, ne sachant comment s’y prendre pour me séparer de la sœur de ma femme avec laquelle je vivais alors, comme vous savez, ils inventèrent cette infamie pour y réussir… Baste ! car l’humeur s’empare à tel point de moi quand je parle de ces f… gueux, que je n’écris plus qu’avec du fiel !

……Des affaires essentielles à finir ici, et la crainte d’être pendu en Provence aux potences démocrates me retiendront jusqu’au printemps prochain. À cette époque, c’est-à-dire dans les premiers jours de mars, je compte aller en Provence avec mes enfants. Voilà mes projets, monsieur, ceux que j’exécuterai, si Dieu et les ennemis de la noblesse me laissent vivre. À ce propos, n’allez pourtant pas me prendre pour un enragé. Je vous proteste que je ne suis qu’impartial, fâché de perdre beaucoup, plus fâché encore de voir mon souverain dans les fers, confondu de ce que vous ne sentiez pas, messieurs, dans les provinces, qu’il est impossible que le bien se fasse et se continue tant que les sanctions du monarque seront contraintes par trente mille badauds armés et vingt pièces de canon ; mais regrettant fort peu, d’ailleurs, l’ancien régime ; assurément il m’a rendu trop malheureux pour que je le pleure. Voilà ma profession de foi, et je la fais sans crainte.

Vous me demandez des nouvelles ; la plus importante aujourd’hui est le refus, fait par l’assemblée au roi, de le laisser se mêler de la paix et de la guerre[6]. Du reste, ce sont les provinces qui nous fournissent tout ce dont on s’occupe le plus : Valence, Montauban, Marseille sont des théâtres d’horreurs, où des cannibales exécutent chaque jour des drames à l’anglaise qui font dresser les cheveux[7]… Ah ! il y a bien longtemps que je disais à part moi que cette belle et douce nation, qui avait mangé les fesses du maréchal d’Ancre sur le gril, n’attendait que des occasions pour s’électriser, pour faire voir que, toujours placée entre la cruauté et le fanatisme, elle se remonterait à son ton naturel, dès que des occasions la détermineraient !

Mais en voilà assez ; il faut être prudent dans ses lettres, et jamais le despotisme n’en décacheta autant que la liberté……

Je finis sans compliment, si vous le voulez bien. C’est un reste de nos siècles d’esclavage que la liberté doit bannir ; faites-en de même, je vous conjure ; la seule façon de bien finir avec les amis, c’est de les assurer qu’on les aime et ce sera, si vous le voulez bien, mon cœur qui se chargera du compliment vis-à-vis de vous. De Sade.


Ripert fils raconte comment le saint-père a échoué à empêcher les états généraux. (19 mai 1790).

……Les bagarres se continuent toujours dans cette province et à la ville d’Avignon. N.S.P. le pape, par ses deux lettres du vingt-cinq avril dernier adressées l’une à la municipalité du dit Avignon et la seconde à la commission intermédiaire de la province, en défendant tout expressément la tenue des états généraux et cassant toutes délibérations qui auraient pu être prises dans les assemblées précédemment tenues par les trois ordres de la province et les règlements et ordonnances que la force avait arrachés à Mgr. le vice-légat, nous annonçait la prochaine arrivée de M. Célestini qu’il envoyait pour remédier aux abus qui pouvaient s’être glissés dans ces pays. La municipalité d’Avignon, peu satisfaite de cela, et craignant que son arrivée causât quelque contre-révolution pour qu’il n’y eût pas des états généraux, délibéra de ne le point recevoir et, que si, nonobstant ce, il arrivait qu’il s’introduisît dans leur ville et son terroir, de l’obliger d’en sortir à l’heure même sous peine d’être poursuivi comme perturbateur du repos public, dessein [?] dont ils eurent soin de faire informer le dit sieur Célestini à son arrivée à Orgon, où il s’arrêta en attendant d’être informé du vœu de la province. Quelques membres de la commission intermédiaire de la dite province, quoique également portés à lui faire le même accueil, n’ayant pas les pouvoirs qu’ils auraient pour ce désirés, furent obligés de convoquer l’assemblée générale des trois ordres, qui eut lieu le dix de ce mois, pour savoir le vœu de chaque communauté, laquelle, après bien des altercations, conclut d’envoyer prendre M. Célestini par quatre députés, ce qui fut exécuté malgré l’opposition que la milice et le peuple de Carpentras voulaient y apporter, disant que les circonstances impérieuses ne permettaient pas à notre souverain de les refuser. Il arriva donc le douze à six heures du soir dans la salle de la province, et, après quelques compliments faits de part et d’autre, il dit à l’assemblée, lors tenante, que sa mission était très bornée, et demanda jusqu’au lendemain huit heures pour réfléchir sur le plan de réforme et de nouvelle constitution qui lui fut présenté. Mais, dans ce court espace de temps, ayant pris quelques informations, voyant d’un côté les circonstances présentes et d’un autre un camp composé de la majeure partie des milices du Comtat qui se forma le même jour sous les remparts de Carpentras, nonobstant la défense faite par Mgr. le vice-légat, approuva le tout ainsi que la tenue des états généraux, sous le nom d’assemblée provinciale, qui commenceront le vingt-quatre de ce mois, ne les ayant différés jusqu’alors que pour donner le temps aux corps de MM. les seigneurs feudataires et du clergé de faire leurs députés dont l’élection avait été suspendue d’après les lettres du souverain.

Notre ville, qui commençait à reprendre un peu de tranquillité par le bon ordre que la patrouille bourgeoise avait ramené, vient de tomber dans de grands troubles…… Au moment que je vous écris j’entends battre la caisse pour ramasser le peuple pour faire quelque mascarade……

Je vous prie d’être circonspect vis-à-vis mon domestique ; il serait à même de me compromettre avec le peuple d’ici.


Le marquis expose à l’avocat ses griefs contre madame de Sade et lui dit par qui il l’a remplacée, mais en tout bien tout honneur. (Sans date).

……Il y avait déjà très longtemps que je m’apercevais d’une manière d’être dans la conduite de madame de Sade, lorsqu’elle me venait voir à la Bastille, qui me donnait de l’inquiétude et du chagrin. Le besoin que j’avais d’elle me faisait dissimuler, mais tout en elle m’alarmait. Je distinguais clairement des instigations de confesseur et, à dire vrai, je voyais bien que ma liberté deviendrait l’époque d’une séparation.

Le quatre juillet, à l’occasion d’un peu de train que je fis à la Bastille pour des mécontentements que l’on m’y donnait, le gouverneur se plaignit au ministre. J’échauffais, disait-on, par ma fenêtre l’esprit du peuple, je l’assemblais sous cette fenêtre, je l’avertissais des préparatifs qui se faisaient à la Bastille, je l’exhortais à venir jeter bas ce monument d’horreur… Tout cela était vrai. L’on me fit transférer au couvent des Frères de la Charité de Charenton, où ces scélérats de Montreuil eurent la cruauté de me laisser languir neuf mois au milieu des fols et des épileptiques, à qui seuls est consacrée cette maison. Un peu plus de liberté là qu’ailleurs me mit à même pourtant de découvrir que je n’étais plus détenu que par l’avarice de ces moines, et qu’il me suffisait de leur dire impérieusement que je voulais sortir pour qu’ils m’ouvrissent la porte. Mes enfants et moi nous le fîmes. Je devins libre, et cela bien avant la sanction du roi relative aux lettres de cachet, ainsi que je le dis dans ma lettre à M. Perrotet à laquelle je vous renvoie pour cet article. Mais reprenons. Qu’y a-t-il d’abord de plus indigne qu’un homme, qui est dans sa ville natale, entouré de sa femme, des parents de sa femme, se voit transféré d’une prison où il est décemment dans une tout à fait indécente, et cela sans que qui que ce soit en ait été instruit ? Vous m’avouerez qu’il y a là, ou bien de la méchanceté, ou bien de l’insouciance. Mais ce n’est pas tout. En sortant de la Bastille, la nuit du trois au quatre juillet, suivant les anciens usages du despotisme ministériel, on ne me laissa rien emporter. J’en sortis nu comme la main et tous mes effets, c’est-à-dire pour plus de cent louis de meubles, d’habits ou de linge, six cents volumes dont quelques-uns fort chers et, ce qui est irréparable, quinze volumes de mes ouvrages manuscrits, prêts à passer chez l’imprimeur, tous ces effets, dis-je, furent mis sous le scellé du commissaire de la Bastille, et madame de Sade dîna, fut à la garde robe, se confessa et s’endormit. Enfin le quatorze juillet au matin, elle s’imagina qu’il était temps de faire ouvrir ce scellé, et de m’envoyer mes effets… à moi toujours nu (heureusement qu’il faisait chaud) et toujours végétant parmi les fols. Malheureusement, le jour qu’elle prit pour se réveiller de sa léthargie était le même où le peuple se porta en foule à la Bastille, où il en assassina le gouverneur et tous les officiers, moyennant quoi il n’y eut pas moyen d’entrer, et tous mes effets furent pillés. Je vous demande, mon cher avocat, si cette conduite n’est pas atroce, si, ayant eu dix jours à elle, madame de Sade est excusable de m’avoir laissé piller… et piller des manuscrits que je pleure tous les jours en larmes de sang… des ouvrages qui m’auraient beaucoup rapporté… qui m’avaient consolé dans ma retraite, et qui, en adoucissant ma solitude, m’avaient fait dire : « Au moins, je n’aurai pas perdu mon temps ! » Pardonnez, mon bon et cher ami, si je n’appuie pas sur cette circonstance ; elle déchire mon cœur d’une si cruelle manière que ce que j’ai de mieux à faire est de tâcher d’oublier ce malheur et de n’en plus parler à personne. Je retrouve pourtant quelque chose dans les districts où furent jetés les papiers de la Bastille, mais rien d’important… des misères et pas un seul ouvrage un peu conséquent. Oh ! j’y renonce, j’y renonce ! Juste Dieu ! C’est le plus grand malheur que pût me réserver le ciel !… Et, pour adoucir cette plaie, savez-vous ce qu’a fait l’honnête et sensible madame de Sade ? Elle avait aussi beaucoup d’ouvrages à moi… de manuscrits passés clandestinement dans ses visites ; elle me les refuse… elle dit que, dans la crainte que ces ouvrages (trop fermement écrits) ne me fissent tort, à l’époque de la révolution, elle les a confiés à des personnes qui en ont brûlé une partie !.. Le sang bouillonne en entendant de telles réponses !.. Mais comme je ne suis pas le plus fort, il faut pourtant s’en contenter et se taire. La céleste dame dont j’ai l’avantage de vous entretenir n’a point borné là ses gentillesses, mon cher avocat. À peine m’a-t-elle su dehors, qu’elle m’a fait signifier un acte de séparation… et c’est cette fameuse pièce-là que je voudrais vous voir lire. Toutes les infamies qui ont été dites contre moi dans les cabarets, dans les corps de garde, compilées dans les almanachs, dans les plats journaux, forment la base de ce beau mémoire ; les indécences les plus atroces y sont scandaleusement inventées… calomnieusement rapportées. C’est, en un mot, un monument d’horreurs, de mensonges et de balourdises, aussi grossier, aussi obscur que platement et bêtement écrit. Et personne n’a paré le coup, dites-vous ? Personne ne s’est mis à la traverse ? Pas une âme, mon cher avocat ! Trois ou quatre avis se sont réunis à me conseiller d’oublier ce monument d’impudence et de n’y pas répondre. J’ai suivi ces conseils. Vous me manderez si j’ai bien ou mal fait. Je serai condamné par défaut, séparé de corps et de bien, mais non pas ruiné, je l’espère. On ne peut toucher à mon bien. Sans doute il faudra faire face aux sommes déplacées sur la dot, mais j’espère que ça ne m’empêchera pas d’avoir de quoi vivre, et que, grâce à vos soins, mes affaires de Provence seront toujours en un tel état que je ne serai pas obligé de demander l’aumône. Vous voyez, mon cher avocat, combien tout cela m’engage à vous recommander plus que jamais le soin de ces pauvres affaires. Mais en voilà assez sur cet article ; rien n’est encore conclu, terminé ; attendons. Pour vous finir le tableau de ma situation et vous donner au moins quelques roses après tant d’épines, je vous dirai que je suis logé chez une dame charmante, qui a été elle-même malheureuse, et qui sait plaindre ceux qui l’ont été. C’est une femme pleine d’esprit, de talents, et séparée de son mari comme je le suis de ma femme. Elle me comble d’honnêtetés ; je vais quelquefois me dissiper à sa campagne, et j’ose le dire, quoique assurément aucun autre sentiment que de l’amitié n’entre dans notre liaison, je ne suis jamais avec elle sans y oublier mes malheurs. C’est celle chez qui vous m’adressez vos lettres. Elle est femme d’un président au parlement de Grenoble et elle a quarante ans. Je joins cette dernière circonstance pour vous faire voir qu’avec moi, qui en ai cinquante, ce qui fait bien quatre-vingt-dix à nous deux, il ne peut y avoir de danger. Je reçois d’ailleurs de très grandes honnêtetés de mes parents à moi. Madame la comtesse de Saumane, première dame d’honneur de madame Élisabeth, sœur du roi ; M. et madame la comtesse de Clermont-Tonnerre (le nom de ce dernier est célèbre à l’assemblée) me comblent de prévenances et d’honnêtetés. J’ai retrouvé quelques connaissances, quelques amies. J’en reçois des politesses, et je les cultive, tout cela du centre de la paix, de la tranquillité, et de la plus stoïque philosophie… Plus de plaisirs impurs, mon cher avocat, plus rien d’hétérogène, tout cela me dégoûte à présent, autant que cela m’embrasait autrefois. Je m’aperçois que le tempérament fait beaucoup à ces choses-là. À peine mes forces physiques suffisent-elles à tous les maux dont je suis accablé. Ce sont des toux, des maux d’yeux, d’estomac, de tête ; ce sont des rhumatismes, enfin je ne sais quoi ; tout cela m’épuisant ne me laisse plus, Dieu merci, penser à autre chose, et je m’en trouve quatre fois plus heureux. J’occupe chez cette dame dont je viens de vous parler un petit appartement de cent écus par an ; à peine puis-je m’y tourner, mais je suis honnêtement et agréablement ; belle vue, bon air, bonne société. J’attendrai là patiemment l’époque du printemps où j’irai certainement vous voir et vous mener mes deux enfants……

Vous trouverez en général mes enfants extrêmement doux, honnêtes, de l’esprit, mais froids. Ils n’iront pas à la Coste, comme moi, dans la maison du pauvre, s’informer de ses facultés, de ses ressources, de sa famille et conséquemment ne se feront point aimer. Je le vois avec douleur, mais ils ont un peu de la morgue des Montreuil, et je leur aimerais mieux l’énergie des Sade. Le chevalier connaît la Provence à merveille. Il m’a beaucoup parlé de vous. Oh ! que vous avez raison, mon cher avocat, quand vous dites que le souverain bien consiste à vivre indépendant des autres ! Néanmoins, la société est nécessaire, je l’ai senti dans ma longue retraite et, ma misanthropie me quittant un peu, je sens que j’ai besoin de me répandre. Le désespoir de n’avoir pu communiquer mes idées pendant douze ans en a réuni une si grande quantité dans ma tête qu’il faut que j’accouche, et je parle encore quelquefois tout seul quand personne n’est plus là. C’est un vrai besoin que de parler, je l’ai senti et en raison de cela je vois que la Trappe ne me conviendrait plus trop. À propos, nous l’avons sur la scène française, à présent, la Trappe. Après nous avoir donné des cardinaux dans Charles IX, des religieuses dans la comédie du Couvent, on nous donne à présent le Comte de Comminges, drame de M. d’Arnaud, dont le lieu de la scène est à la Trappe. Il n’y a point d’autre acteur que des moines, point d’autre décoration qu’un cimetière et des croix. On s’y étouffe, tant nous sommes devenus anglais… que dis-je ? anthropophages !… cannibales !……


La marquise est bien décidée à se séparer de M. de Sade. (Ce 13 juin 90).

……Je tiens au parti que j’ai pris de me séparer de corps et de biens. C’est après des réflexions mûres et bien pesées par moi depuis longtemps. M. de Sade, en descendant au fond de son cœur, doit rendre justice au motif qui m’y détermine et sentir que cela ne peut être autrement. Pour d’éclat, il en est le maître. Je ne dirai que ce qu’il me forcera de dire, pour me justifier. Mais je le dirai s’il m’y force. Les affaires publiques absorbant tout, il n’est point question dans le monde de lui ni de moi……


Le marquis trouve que le langage que lui tiennent ses régisseurs n’est pas celui qu’il peut tenir à son boucher et à son boulanger.

……Je reçois, avec la vôtre, une lettre de M. Lions, qui me dit que les moutons ne sont pas tondus… Je me f… bien des moutons, moi, mon cher avocat ! Croyez-vous que mon boucher et mon boulanger se paieront en leur disant : « Messieurs, mes moutons ne sont pas tondus ? »

Oui, oui, riez, avocat, riez !.. Je suis fort aise de vous faire rire, mais envoyez toujours de l’argent, ou vous allez me mettre dans la plus grande peine et le plus cruel embarras. Il m’est impossible d’attendre plus de quinze jours. Ce 23 juin. Je vous embrasse de tout mon cœur.


Le marquis parle de la fête nationale. (17 juillet).

……Il y a quatre jours que cette lettre était commencée sans qu’il m’ait été possible de trouver l’instant de la continuer. Je ne voulais d’ailleurs vous écrire qu’après la fête nationale, afin de vous en parler. Une telle chose est impossible à détailler. Il faut l’avoir vu pour se le peindre. J’étais aux meilleures places, et sans que cela m’empêche d’avoir, six heures de suite, la pluie sur le corps. Cette circonstance a troublé tout et a fait dire que Dieu venait de se déclarer et qu’il était aristocrate. Jamais il n’y eut tant d’ordre à une fête et jamais il n’y en eut une sans moins d’incidents. Un homme tué et deux blessés par le canon, et encore par maladresse, voilà tout. Cependant, cette fête, qui devait établir l’union, va faire naître la discorde. Tout est plus en rumeur que jamais ; on prétend que le roi devait aller faire le serment à l’autel… quelle platitude ! Où ce serment sera-t-il plus saint, revêtu de formes plus augustes que prononcé au milieu des représentants de la nation ? Toutes ces chicaneries-là viennent du parti Orléanais qui n’a d’autre désir que la guerre civile. Nous sommes perdus s’il triomphe……


Le marquis a été volé par la faute de Langlois et fait un beau projet pour qu’il n’en coûte rien à Langlois ni, surtout, à lui-même. (Sans date).

Le malheur qui vient de m’arriver, mon cher avocat, ne me permet pas de m’occuper d’autre chose dans ce moment-ci. Je viens d’être volé de tout ce que je possédais d’argent. J’économisais, je faisais tout au monde pour atteindre le bout de l’année ; j’y aurais infailliblement réussi sans cet affreux accident. Il me restait quinze cents livres qui, avec les deux mille que vous alliez m’envoyer me finissaient au mieux mon année. Un scélérat, par l’action la plus noire et la mieux combinée, pénètre dans ma chambre et me prend absolument tout. Il m’a laissé avec six livres. M. Reinaud, qui veut bien se charger de celle-ci pour vous, a vu les lieux. Il vous parlera sans doute de ce funeste événement. Venons sans nul délai aux moyens de le réparer……

Le sujet qui m’a volé était un présent de Langlois qui doit maintenant vous être arrivé. J’ai fait cent écus de pension à Langlois ; il faut pendant cinq ans que cette pension lui soit supprimée pour le punir……

Voici maintenant la manière de faire vivre Langlois cinq ans sans pension.

Depuis ma liberté, madame de Villeneuve me témoigne beaucoup d’intérêt et de sensibilité. Langlois a pu me donner un coquin, mais Langlois, tel coupable qu’il soit sur cet objet, n’est cependant point un coquin. Je désire donc, et je supplie, par la lettre suivante, madame de Villeneuve de vouloir bien me rendre l’extrême service de prendre Langlois chez elle pendant les cinq années en question, de le loger, nourrir, etc. Je lui donne ma parole, à la fin de la cinquième année, de la délivrer de ce fardeau, mais elle me rendra un service essentiel de s’en charger pendant cet intervalle. Ici je pressens l’objection : madame de Villeneuve, sachant peut-être que j’ai à me plaindre de ce Langlois, répugnera à le garder chez elle, quelle que puisse être d’ailleurs sa bonne volonté sur cet objet. Mais il est bon qu’elle sache à cet égard que, si je punis Langlois de m’avoir donné un mauvais sujet, je ne le punis d’aucune mauvaise action ; que ce Langlois imprudent n’est cependant ni un coquin ni un scélérat ; que je lui en réponds corps pour corps, et que la seule précaution qu’il y ait à prendre avec lui est de ne pas prendre de domestique de sa main. Elle ne court donc aucun risque à me rendre ce service et je la supplie instamment de me le rendre. Cela est d’autant plus essentiel que c’est la seule façon qui puisse me faire retrouver mes quinze cents livres, somme perdue pour moi par l’imprudence de Langlois, et que je retrouve par un moyen simple qui n’ôte rien, ou que fort peu de chose, à l’existence de ce Langlois……

Croyez, mon cher avocat, que cet arrangement, qui peut-être vous paraît bizarre au premier aperçu, a été communiqué ici à quelqu’un de fort raisonnable qui l’a trouvé fort simple et fort juste. Je vous conjure de le faire réussir.

Ainsi soit-il, et parlons d’autre chose……


Le marquis demande des meubles pour garnir « son dernier asile » ; il se prépare à plaider de nouveau contre madame de Sade, guigne l’héritage d’une cousine et veut son argent à jour dit. (26 novembre 1790).

……Il va donc peser énormément, mon cher avocat, ce terrible envoi ? Je m’en doute, mais en dédommagement que de choses je dois trouver là-dedans pour me meubler, et combien j’ai besoin de tous ces objets, dans un moment comme celui-ci, où j’arrange et meuble pour mon dernier asile une petite bicoque assez gentille que je destine à recevoir enfin mes derniers soupirs ! Oui, avocat, il y a un jardin, et je serai enterré dans ce jardin ; on y construit déjà mon mausolée. Je vous verrai pourtant auparavant, je l’espère au moins, car il me paraît à peu près certain que j’irai vous voir cet été……

Je conçois facilement avec vous que monsieur Reinaud doit avoir été piqué d’être le médiateur d’un arrangement où la mauvaise foi, la rapacité, la coquinerie ont présidé avec tant d’arrogance, mais qu’il soit bien persuadé que je ne lui en veux pas ; je lui rends trop de justice pour cela. C’est le lot des bonnes gens d’être dupes ; il vaut mieux l’être que fripon, la conscience nous dédommage et la pureté de son organe est tout pour l’honnête homme. Tant y a que je vois avec douleur toute la procédure prête à recommencer. Je vous envoie copie ci-jointe du compte que ces originaux-là me donnèrent, et vous verrez quelle différence ! Si pourtant, en réalisant bien, vous trouviez[8] que mes biens peuvent aller presque aussi haut qu’ils le disent dans cet état (ce que je vous avoue être aussi fort porté à croire) il faudrait alors me le dire, afin que je ne commence pas à plaider en vain……

Je crois que je vais vous envoyer le chevalier en Provence. Madame de Villeneuve paraît désirer ou lui ou moi pour ménager la succession de madame de Raousset. Elle dirigera dans cette opération celui des deux qui ira. Je trouve ce procédé fort honnête à elle. Ce n’est pas que madame de Raousset aille mourir, mais sa tête baisse, dit-on ; il faudrait ménager sa bonne volonté et ses intentions, et pour cela, dit madame de Villeneuve, il faut profiter du temps où le mari est absent. Elle ne répond plus de sa fille si le mari revient. Madame de la Coste est trop vieille pour que j’aille marchander à la payer, après ce que j’ai fait d’honnête à ce sujet. Je ne ferai point cette vilenie, elle détruirait tout l’effet de mon bon procédé. Laissons les choses comme elles sont, et, dussions-nous souffrir un petit brin, ne nous repentons jamais d’avoir été honnête. Je vois que vous pensez aussi que madame de Raousset a beaucoup d’or, ainsi qu’on me le mande. Je ne puis lui envoyer personne qui lui plaise mieux que le chevalier, personne plus en état de bien attaquer la place. Je laisse le pillage à sa discrétion, bien assuré qu’il me fera bonne part……

Nous voici donc parvenus à cette phrase soulignée, si intéressante et que vous écrivez avec tant d’amabilité pour le repos de ma vie. Je puis donc compter, mon cher avocat, sur mes trois sommes de trois mille trois cent trente livres ; savoir l’une au premier janvier 1791, la seconde au premier mai, et la troisième au premier septembre ? Voilà qui va à merveille sans doute, mais une clause, et une clause très importante, c’est que les envois me parviennent exactement aux termes exacts et précis des premiers janvier, mai et septembre[9]. Ce que je vais dire a l’air exagéré. Je vous donne pourtant ma parole d’honneur que rien n’est plus au pied de la lettre. Le dérangement que vous me causez est tel que, dès que vingt-quatre heures sont écoulées après le terme, je suis obligé ou de mettre en gage, ou d’emprunter à mes amis. Ce cas-là vient d’arriver dans le retard que vous venez de me faire éprouver……


Le marquis a rompu avec la présidente de Fleurieu et décrit son nouvel intérieur, rue Neuve-des-Mathurins. (Sans date).

……Hélas oui, mon cher avocat, mon mariage est rompu, au point même de ne plus se revoir[10]. Pour vous donner une idée de ma situation actuelle, représentez-vous un bon gros curé de campagne dans son presbytère. Ma petite maison rue Neuve-des-Mathurins, no 20, Chaussée d’Antin, n’oubliez pas cette adresse, ressemble beaucoup à un presbytère. Je suis là avec une bonne gouvernante, qui, au moment où je vous écris, fait un sabbat affreux dans la maison parce qu’on lui a égaré la clef de sa cave, une cuisinière et un laquais ; voilà tout mon train, toute ma livrée ; est-ce trop ?

Mais, à propos de cave, mandez-moi donc un peu quel est l’état de la mienne. Y a-t-il encore quelques bouteilles d’aléatico ? et les Rousset ont-ils attaqué la cave comme la bibliothèque ?……

Si le lit nommé lit de madame, qui était dans le grenier au-dessus de ma chambre d’hiver, si, dis-je, ce lit, qui est celui que je désirais, attendu que je l’avais laissé très neuf et très bon, ne vaut maintenant plus rien par les cochonneries de la demoiselle Rousset, il est certain qu’il ne faut pas me l’envoyer ; et cela à ma grande surprise et à mon grand regret, je l’avoue, car je ne puis comprendre que la demoiselle Rousset, que j’avais laissée pénétrée du respect qu’il fallait avoir pour ce lit, ait été le choisir de préférence pour l’abîmer, tandis qu’elle en avait tant d’autres autour d’elle. Mais vous le dites, il faut que cela soit……


Le marquis revient à sa vieille habitude de mettre ses propres paroles dans la bouche d’autrui. (18 décembre 1790).

……Je vous prie de répondre à madame de Sade mot à mot ce que je vais ici vous dicter. Vous me désobligeriez sensiblement si vous mettiez un mot de plus ou un mot de moins.


Lettre de M. Gaufridy à madame de Sade :


Madame,

Depuis la réponse que j’ai eu l’honneur de vous faire relativement à vos demandes sur les ordres que monsieur de Sade pouvait avoir donné à votre égard, j’ai été plus instruit par lui et plus à même, par conséquent, de répondre à vos questions.

Les intentions de M. de Sade, consignées dans deux lettres consécutives que j’ai reçues de lui, portent, madame, qu’il lui a été proposé un arrangement pour vous fixer quatre mille livres de rente, arrangement auquel il avait consenti parce qu’on lui prouvait, par des états de biens, qu’il lui en restait dix, clairs et nets, mais que, venant de se convaincre que les états que l’on lui avait présentés sont faux, il regarde, et comme une séduction malhonnête (je me sers de ses expressions, madame), et comme non avenus, tous arrangements à lui proposés ou signés par lui sur des états faux, et qu’en conséquence il ne me permet de vous faire passer que l’excédent de dix mille livres de rente, en telle sorte que je dois, par ses ordres exprès et auxquels je ne puis manquer, madame, commencer sur les premiers revenus touchés par moi de ses fermiers par lui faire passer par chacun an la somme de dix mille livres, me laissant le maître dans tous les cas et dans tous les temps de vous faire passer le surplus ; monsieur de Sade disant, madame, qu’il lui est impossible, et de vivre à moins de cette somme de dix mille livres, et de se réduire à moins.

Peu de jours après avoir reçu cette première lettre, madame, M. de Sade m’en a écrit une seconde par laquelle il me défend absolument de vous faire passer cet excédent de dix mille livres de revenus jusqu’à ce que vous vous soyez acquittée envers lui de ce qui lui revient de la succession de madame sa mère. Si vous me permettez de vous donner un conseil sur cela, j’oserai, madame, vous donner celui de terminer promptement les affaires de cette succession avec M. votre mari, car, obligé d’exécuter ses ordres, il ne me sera pas permis de vous faire passer un écu, madame, qu’il ne lève l’opposition qu’il m’a signifiée sur cet objet. Si vous voulez, madame, j’aurai l’honneur de vous faire passer les originaux des deux lettres dont je parle et de l’intention desquelles il m’est impossible de m’écarter……

Rien n’est infâme comme le petit vilain secret que cette femme faisait de cette succession. Vous n’imagineriez pas comme cette vilenie l’a décriée dans ma famille et mes amis ici……


Déclaration de l’état-major de la garde citoyenne, à Mazan, ou un précédent révolutionnaire à l’armée de Soulouque.

Nous attestons que M. Ripert, procureur de M. de Sade, a payé, pour don patriotique, à notre garde citoyenne, vingt-quatre livres roi par lui remises au quartier-maître trésorier, lequel don a été fait par la plupart des habitants de cette ville. À Mazan, ce 28 décembre 1790.

Pour acquit. Laugier, quartier-maître trésorier.
Bouvard, colonel.
Valette, lieut.[?]-colonel.
Esposier, major.



  1. Aventurier mort en héros. Pendu en place de Grève, la nuit, sur un échafaud illuminé, à la grande joie de la foule qui criait : « Saute, marquis ! ».
  2. Décret du huit mars 1790, qui consacra un compromis de peu de durée entre Barnave et le comité des colonies d’une part, Mirabeau et « les amis des noirs » de l’autre.
  3. Poternes.
  4. Ou : du Bouloi. Anciennement : rue aux Bouliers.
  5. La Bastille, avec une garnison de trente suisses du régiment de Salis-Samade, quatre-vingts invalides et sept prisonniers, n’avait, le quatorze juillet, que pour deux jours de vivres.
  6. Cette lettre, qui porte la date du dix-neuf mai, a dû être continuée ou reprise après le vingt-deux mai, jour où a été rendu le décret sur le droit de paix et de guerre, qui, d’ailleurs, laissait au roi l’initiative du recours aux armes et le droit de sanction.
  7. Pour et contre la révolution.
  8. « Trouvassiez », dans le texte. Plus loin : « commençasse ».
  9. En marge : « Article à relire et à exécuter avec la plus grande exactitude. Je le demande en grâce à M. Gaufridy. »
  10. Il s’agit de madame de Fleurieu, sans aucun doute.