Correspondance inédite de Hector Berlioz/084

Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 239-241).
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LXXXIV.

À M. BENNET.


Paris, 26 ou 27 janvier (1857).

Oui, Théodore a raison : votre papier pelure qui boit l’encre m’a fortement agacé les nerfs, qui sont déjà si malades. Changez donc de parchemin pour m’écrire à l’avenir.

Je vous remercie néanmoins, et très cordialement, de votre bonne et réconfortante lettre. Mais je n’ai pas besoin, autant que vous le croyez, d’être encouragé à continuer mon travail. Tout malade que je suis, je vais toujours ; ma partition[1] se fait, comme les stalactites se forment dans les grottes humides, et presque sans que j’en aie conscience. J’achève en ce moment d’instrumenter le finale monstre du premier acte, qui m’avait jusqu’à hier donné de graves inquiétudes à cause de ses dimensions. Mais j’ai envoyé Rocquemont me chercher au Conservatoire la partition d’Olympie de Spontini, où se trouve une marche triomphale dans le même mouvement que la mienne et dont les mesures ont la même durée que celles de mon finale. J’ai compté les mesures ; il y en a 347, et je n’en ai, moi, que 244. D’ailleurs, il n’y a point d’action durant cet immense développement processionnel de la marche d’Olympie, tandis que j’ai une Cassandre qui occupe la scène pendant le déroulement du cortège du cheval de bois dans le lointain. Enfin cela peut aller[2].

J’ai entièrement fini aussi le duo et le finale du quatrième acte. Voyez avec quelle facilité vous m’entraînez à vous parler de mon ouvrage !… Ah ! je n’ai pas d’illusions, non, et vous me faites rire avec ces vieux mots de mission à remplir ! quel missionnaire !… Mais il y a en moi une mécanique inexplicable qui fonctionne malgré tous les raisonnements, et je la laisse faire, parce que je ne puis l’empêcher de fonctionner.

Ce qui me dégoûte le plus, c’est la certitude où je suis de la non-existence du beau pour l’incalculable majorité des singes humains !…

Madame X…, qui est venue me voir avant-hier, m’avouait naïvement et tristement qu’elle n’avait jamais ni vu ni lu la Vestale de Spontini.

Une artiste pareille qui a passé sa vie dans le monde musical et théâtral, s’être trouvée, par hasard, partout où cette lumière du génie ne brillait pas !… N’y a-t-il pas là de quoi révolter contre le sort des chefs-d’œuvre ! Il est vrai qu’elle a été élevée au milieu de la boutique des épiciers italiens !… Mais cette éducation coloniale ne l’a pas empêchée de faire connaissance plus tard avec Mozart, Haydn, Beethoven, Gluck, et de s’éprendre même pour la lourde face emperruquée de ce tonneau de porc et de bière qu’on nomme Haendel !…

Ainsi me voilà à la tête d’un acte et demi de partition terminée. Avec du temps, le reste de la stalactite se formera peut-être bien, si la voûte de la grotte ne s’écroule pas…

Nous serons bien heureux de vous voir revenir à Paris, ne fût-ce que pour quelques semaines… Réalisez votre plan de concert, je serai probablement assez fort dans un mois pour pouvoir le diriger, et cela me réchauffera un peu.

Il est heureux que ma lettre touche à sa fin ;… le pâle rayon de soleil qui éclairait ma fenêtre quand j’ai commencé à vous écrire, s’éteint, et je ne me sens plus que du froid au cœur, et je vois tout en gris, et je vais m’étendre sur mon canapé et y fermer les yeux de l’esprit et du corps pour ne rien voir et demeurer stupide comme un arbre sans feuilles et ruisselant de pluie.

P.-S. — Rue de Calais (encore une fois, et non de Douai), no 4.


  1. La partition des Troyens.
  2. Berlioz n’en était encore qu’à la première partie de son opéra : la Prise de Troie, c’est-à-dire celle qui n’a jamais été jouée et que nous ne connaissons pas.