Correspondance de Voltaire/1774/Lettre 9053

Correspondance de Voltaire/1774
Correspondance : année 1774GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 565-567).
9053. — À M. D’ALEMBERT.
25 février.

Mon très-cher philosophe, la nature donne furieusement sur les doigts, à la fin de chaque hiver, aux vieilles pattes de Raton. Il a reçu ces jours-ci un avertissement très-sérieux ; c’est une des raisons péremptoires qui l’ont empêché de vous écrire ; et si, après cette raison, il pouvait en exister encore une, la voici : M. le marquis de Condorcet m’avait averti qu’il ne voulait plus recevoir de lettres par les bons offices d’un homme[1] qui était soupçonné de les ouvrir, soupçonné d’être espion, soupçonné d’être, d’être, etc. On s’est trop aperçu enfin que cette défiance de M. de Condorcet était très-fondée. Il n’était pas étonnant que Raton eût les pattes un peu brûlées, puisqu’il marchait depuis si longtemps sur des charbons ardents. Quel homme je vous avais recommandé ! quel présent je vous aurais fait ! j’en tremble encore… Mes lettres, fort inutiles, ont été lues par des personnes qui… Voilà autant de points que Beaumarchais en reproche à Mme Goezmann. Toute cette algèbre vous développera l’inconnue ; et cette inconnue est que nous sommes trop connus. Je n’en suis pas moins occupé de vous plaire. Καὶ μετὰ μὸν θάνατον, aliquid de tuo amico videbis quod ejus memoriam menti tuæ revocabit.

Où diable ce jeune homme, qui porte le nom de l’instrument d’un roi juif[2], a-t-il pêché que j’étais fort gracieusement traité par milord grand-trésorier[3] ? Tutto il contrario l’istoria converte. Amice, je ne compte ni sur aucun satrape, ni sur aucun monarque de l’Orient, non plus que vous ne comptez sur les puissances du Nord.

Si vous voyez M. de Rochefort, je vous demande en grâce de lui dire les raisons qui me forcent à ne lui point écrire. Je ne lui en suis pas moins attaché ; et je lui demande en grâce, à lui et à madame sa femme, de passer par chez nous quand ils iront voir leur mère.

Ma consolation serait de vous recevoir encore dans ma chaumière, auprès de Lyon, vous et M. de Condorcet ; mais ni vous ni lui n’avez de mère dans le Gévaudan.

La mort de ce pauvre La Condamine[4], qui croyait avoir exactement mesuré un arc du méridien, m’avertit qu’il faut que je fasse mon paquet. Je suis un peu sourd comme lui, et de plus aveugle. Les cinq sens dénichent l’un après l’autre ; et puis reste zéro.

De tous les ouvrages dont on régale le public, le seul qui m’ait plu est le Quaterne[5] de Beaumarchais. Quel homme ! il réunit tout, la plaisanterie, le sérieux, la raison, la gaieté, la force, le touchant, tous les genres d’éloquence, et il n’en recherche aucun, et il confond tous ses adversaires, et il donne des leçons à ses juges. Sa naïveté m’enchante ; je lui pardonne ses imprudences et ses pétulances.

Je ne vous dis rien de votre Childebrand[6]. J’espère que vous me pardonnerez d’avoir respecté un ancien attachement. Je m’enveloppe, autant que je le puis, du manteau de la philosophie ; mais ce manteau est si étriqué, si percé de trous, que la bise y entre de tous les côtés. Adieu, mon très-cher philosophe, dont le manteau est d’un bien meilleur drap que le mien. Vivant ou mourant, tuus sum.

Raton.

  1. Il s’agit de Marin ; voyez lettres 9015 et 9054.
  2. La Harpe ; voyez page 561.
  3. L’abbé Terray.
  4. Voyez tome XXXVI, page 334 ; il était mort le 4 février 1774.
  5. Le Quatrième Mémoire de Beaumarchais.
  6. Le maréchal de Richelieu.