Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 9015

Correspondance : année 1773GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 533-535).
9015. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
30 décembre.

Mon cher ange, votre lettre du 19 décembre me confirme dans les soupçons que j’avais depuis longtemps. Je n’ai point reçu celle que vous m’avez écrite par M. de Varicourt, qui a été très-longtemps malade. L’homme dont vous me parlez[1] commence à être connu je n’ai autre chose à faire qu’à me taire.

J’ai lu cette pauvre Orphanis[2]. Cela est très-digne du siècle où nous sommes. Tout me dégoûte du théâtre, et pièces et comédiens. Sans Lekain, il faudrait donner la préférence à Gilles sur le Théâtre-Français.

Il ne me reste plus qu’à cultiver mon jardin[3] après avoir couru le monde ; mais malheureusement on ne cultive point son jardin pendant l’hiver, et cet hiver est furieusement long entre les Alpes et le mont Jura. Il faut donc mourir sans vous avoir revu et sans vous avoir embrassé.

Je n’ai pour ma consolation qu’un procès très-désagréable que me fait un polisson de Genève, au sujet d’une petite terre[4] auprès de Ferney que j’avais achetée de lui pour Mme Denis.

Voici dans mes détresses une autre petite affaire que je confie à votre générosité.

La Harpe me paraît être dans une situation assez pressante, et je n’ai pas de quoi l’assister, parce que M. le duc de Wurtemberg ne me paye plus, et que M. Delaleu est considérablement en avance avec moi. Si vous pouviez donner pour moi vingt-cinq louis à La Harpe, vous me feriez un plaisir infini. On dit qu’il a fait une excellente tragédie des Barmécides. L’avez-vous vue ? en êtes-vous aussi content que lui ?

Je ne sais s’il sera jamais un grand tragique ; mais il est le seul qui ait du goût et du style ; c’est le seul qui donne des espérances, et le seul peut-être qui mérite d’être encouragé, et on le persécute.

Si les vingt-cinq louis vous gênent, mandez-le-moi hardiment.

J’ai lu tous les mémoires de Beaumarchais, et je ne me suis jamais tant amusé. J’ai peur que ce brillant écervelé n’ait au fond raison contre tout le monde. Que de friponneries, ô ciel ! que d’horreurs ! que d’avilissement dans la nation ! quel désagrément pour le parlement ! que mon Caton d’abbé Mignot est ébouriffé ! il vaudrait mieux manger en paix de meilleurs petits pâtés que n’en faisait l’empoisonneur Mignot, qu’il a plu à messieurs les auteurs des Œufs rouges[5], et à M. Clément, de faire passer pour son grand-père. M. Clément imprime cette belle généalogie dans une des lettres qu’il me fait l’honneur de m’écrire avec une permission tacite. Encore une fois, nous sommes dans un étrange temps. Dieu soit béni ! la tête m’en tourne. Je me mets, au milieu de mes frimas, sous les ailes de mes anges.

  1. Marin.
  2. Tragédie de Blin de Sainmore, jouée le 25 septembre 1773.
  3. Comme Candide : voyez tome XXI, page 218.
  4. Voyez lettre 9018.
  5. C’est Pidansat de Mairobert (voyez tome XXXVIII, page 179) qui est auteur du pamphlet contre le chancelier Maupeou, intitulé les Œufs rouges de monseigneur Sorhouet mourant, à M. de Maupeou, in-8o et in-12.