Correspondance de Voltaire/1774/Lettre 9018

Correspondance : année 1774GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 536-538).
9018. — À M. LE MARQUIS DE FLORIAN.
3 janvier 1774.

Je reçois votre lettre du 26 de décembre, mon cher ami. Il y a bien longtemps que je ne vous avais écrit[1] : j’ai mal fini et mal commencé l’année ; mes maux ont augmenté, et la force de les supporter diminue.

Nous avons, pour m’achever de peindre, un procès très-considérable, très-désagréable, très-impertinent, à soutenir contre celui qui nous avait vendu l’Ermitage, et qui veut y rentrer au bout de quatorze ans. Vous voyez que le pèlerinage de cette vie n’est pas semé de roses, et que les dernières journées de la route sont presque toujours les plus épineuses. Vous ne laissez pas de rencontrer aussi quelque mauvais chemin au milieu de votre carrière, mais vous vous en tirerez heureusement. La pépie de votre serin[2] se guérira par la nature et par vos soins plus que par l’art des médecins. Il y a cent exemples de personnes qui ont vécu très-longtemps avec des humeurs erratiques, qui tantôt causent des migraines, tantôt des pertes de sang qui affectent la poitrine, et qui enfin se dissipent d’elles-mêmes.

J’ai toujours été très-persuadé que tous les remèdes picotants et agissants ne valaient rien pour notre cher serin, dont le sang n’est que trop vif et trop allumé. Ce principe me fait croire que les eaux minérales, de quelque nature qu’elles soient, lui seraient très-dangereuses ; elles ont tué Mme d’Egmont. Il m’est évident qu’il n’y a de convenable que le régime. Le sang circule tout entier dans le corps humain six cents fois par jour ; la médecine consiste donc à ne point charger cette rivière de sang, qui nous donne la vie, de particules étrangères qui ne sont faites ni pour nourrir ni pour laver notre corps. De petites purgations très-légères, de temps en temps, aident la nature, qui cherche toujours à se dégager ; mais il ne faut jamais la surcharger ni l’irriter voilà pourquoi j’ai toujours eu une secrète aversion pour la liqueur rouge de votre médecin suisse, et beaucoup de mépris pour un homme qui n’ose pas vous dire quel remède il vous donne. La ridicule charlatanerie de deviner les maladies et les tempéraments par des urines est la honte de la médecine et de la raison. Je ne voulus pas vous dire ce que j’en pensais, parce que je vous vis trop préoccupé. J’espérais que la bonté du tempérament de notre serin le soutiendrait contre le mal que la liqueur rouge du Suisse pourrait lui faire ; mais enfin, puisque vous êtes débarrassé de ce remède dangereux, je puis vous parler avec une entière liberté.

J’ai mangé un de vos petits ortolans. Je me flatte que le petit serin deviendra aussi gras qu’eux, dès qu’il sera un peu tranquille. C’est l’inquiétude, c’est le changement continuel de médecins, c’est le passage rapide d’un régime à un autre qui diminue l’embonpoint ; et la tranquillité rend ce que l’inquiétude a ôté.

Je vous embrasse tous deux avec tendresse, et je vous donne rendez-vous, au printemps, dans votre charmante petite cage de Ferney.

Il n’y a rien de nouveau, excepté la nouvelle année, que je vous souhaite très-heureuse.

Vous savez sans doute que le parlement a décrété son membre pourri, le sieur Goezmann. Les mémoires de Beaumarchais sont ce que j’ai jamais vu de plus singulier, de plus fort, de plus hardi, de plus comique, de plus intéressant, de plus humiliant pour ses adversaires. Il se bat contre dix ou douze personnes à la fois, et les terrasse comme Arlequin sauvage renversait une escouade du guet. Cela vous amuserait beaucoup, si vous aviez le temps de vous amuser[3].

Adieu : je vous écris de mon lit, dont je ne sors presque plus.

  1. La dernière lettre au marquis de Florian est du 1er avril 1771 (No 8258).
  2. Mme de Florian, née de Normandie ; voyez page 17 ; elle chantait fort bien. Voyez tome X, dans les Poésies mêlées.
  3. Les gens du monde s’étonnaient des tons variés de l’auteur des mémoires, dont la gaieté n’était pourtant qu’un raffinement de mépris pour tous ses lâches adversaires. D’ailleurs il savait bien qu’il n’avait à Paris que ce moyen de se faire lire : changeant de style à chaque page, égayant les indifférents, frappant au cœur des gens sensibles, et raisonnant avec les forts, au point qu’on commençait à croire que plusieurs plumes différentes travaillaient au même sujet. (Note du correspondant général de la Société littéraire typographique.) (K.) — Ces mots désignent Beaumarchais.