Correspondance de Voltaire/1774/Lettre 9019

Correspondance : année 1774GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 538-539).
9019. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
Paris, 3 janvier.

Votre dernier petit caillou est le plus joli du monde[2]. Vous n’en avez point dans votre jardin qui ne soient des pierres précieuses ; jetez-les tous dans le mien. Quand j’en devrais être lapidée, j’en serais contente. On parle ici d’un gros diamant qu’a reçu M. de Guibert : j’ai fait des tentatives pour le voir, elles ont été inutiles. Ce M. de Guibert[3] n’a pas daigné faire connaissance avec moi, quoique j’aie donné des louanges très-sincères à son Connétable.

Je ne suis point favorisée des beaux esprits, mon cher Voltaire ; mais il tient certainement à vous que je ne m’en aperçoive pas : envoyez-moi ce que vous leur écrivez, et je me passerai très-facilement de ce qu’ils écrivent.

Que dites-vous de l’aventure des deux soldats de Saint-Denis[4] ? Cela vaut des in-folio. Il n’y a que la nature qui ait le pouvoir de leur répondre : elle saura bien arrêter les progrès que pourrait faire leur exemple. Nous sommes dans un siècle bien singulier ; toutes les têtes sont renversées : tel qui n’a qu’une tête de linotte se croit un Socrate. Je ne mets pas de ce nombre les deux soldats, mais tous les faiseurs de brochures qui nous infectent de leurs fades et ennuyeux raisonnements. Vos lettres me font un plaisir infini ; elles me soutiennent, me consolent : la raison et l’amitié ont tout pouvoir sur moi.

Je vous serai infiniment obligée, si vous m’envoyez votre lettre à M. Guibert ; je n’en ferai que l’usage que vous me prescrirez.

N’avez-vous pas été content de l’Avis aux princes, de M. de Lisle ? Je l’ai trouvé joli ; mais la fin n’est-elle pas trop écourtée ?

  1. Correspondance complète, édition de Lescure, 1865.
  2. Les vers adressés à Mme Lullin, qui commencent par :

    Eh quoi vous êtes étonnée
    Qu’au bout de quatre-vingts hivers, etc.


    Voyez tome X, page 539. Ces vers circulèrent comme adressés à Mme du Deffant, ce qu’elle trouva fort mauvais et fit démentir.

  3. Le comte de Guibert, auteur de la Tactique et du Connétable de Bourbon, etc. Les lettres de Mlle de Lespinasse, qu’on a publiées, peuvent servir à expliquer pourquoi il évitait de faire la connaissance de Mme du Deffant.
  4. Les deux soldats qui s’étaient, de propos délibéré, suicidés ensemble dans une auberge à Saint-Denis.