Correspondance de Voltaire/1774/Lettre 9054

Correspondance de Voltaire/1774
Correspondance : année 1774GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 567-569).
9054. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
25 février.

Il y a longtemps, mon cher ange, que je voulais vous écrire, je ne l’ai pas pu ; j’ai eu une violente secousse de mes maux ordinaires, qui se sont tournés à l’extraordinaire. Je n’ai point appelé de médecin on meurt sans eux et on guérit sans eux. À présent que je respire un peu, et que j’ai lu le quatrième mémoire de Beaumarchais, il faut que je vous ouvre mon cœur.

Il y avait longtemps que M. le marquis de Condorcet m’avait un peu dessillé les yeux sur Marin, et m’avait même donné quelques inquiétudes, en me priant très-instamment de ne lui jamais écrire par un tel correspondant. M. de Condorcet me parlait de cet homme précisément comme Beaumarchais en parle. Dans ces circonstances, vous m’écrivez que Marin est l’unique cause du funeste contre-temps que j’ai essuyé à propos des Lois de Minos, contre-temps par lequel toutes mes espérances ont été détruites. Il n’est pas douteux qu’en effet ce ne soit Marin qui ait vendu la mauvaise copie au libraire Valade.

Vous voyez dans quel précipice cette perfidie mercenaire m’a plongé. Je me doutais déjà de ses manœuvres et de son avidité, par les plaintes qu’il m’avait faites de ce que vous aviez bien voulu faire partager entre Lekain et lui le produit de je ne sais plus quelle tragédie tout me paraît éclairci. Je me rappelle même que M. de Sartines en était instruit, quand il me conseilla de ne pas pousser plus loin[1] l’affaire de Valade, et de ne pas exiger qu’il nommât le traître. Tout cela m’accable. Je vois toujours avec horreur de quoi certaines gens de lettres sont capables. J’ai le cœur gros, et pourtant il est bien serré.

Beaumarchais m’envoyait ses mémoires, et je ne le remerciais seulement pas, ne voulant point que Marin, sur lequel je n’avais encore que des soupçons, et auquel je confiais encore tous mes paquets, pût me reprocher d’être en correspondance avec son ennemi. Il faut vous dire encore que, Marin étant bien reçu chez monsieur le premier président (du moins avant le Quatrième Mémoire), j’écrivis à Mme de Sauvigny[2] que je ne voulais pas seulement remercier Beaumarchais de ses factums, parce que j’étais l’ami de Marin.

Je lis et je relis ce quatrième mémoire ; j’y vois les imprudences et la pétulance d’un homme passionné, poussé à bout, justement irrité, né très-plaisant et très-éloquent. Il me persuade tout ce qu’il dit ; il me développe surtout le caractère et la conduite de Marin ; et par le tableau qu’il fait de cet homme, il me confirme ce que vous m’en avez appris[3].

Vous me demanderez quel est le résultat de ma lettre ; le voici : c’est premièrement de vous supplier de me dire franchement ce qu’on pense de Marin dans Paris ; secondement, de vouloir bien m’apprendre s’il est vrai qu’il soit encore en crédit auprès de monsieur le premier président et de M. de Sartines, et quelle est sa situation auprès de M. le duc d’Aiguillon. Vous pouvez en être informé ; et il n’y a que vous dans le monde à qui je puisse le demander. N’allez pas me dire que je suis trop curieux, car je vous jure que j’ai raison de l’être. Ce Marin m’a plusieurs fois embâté ; il se faisait fort de réussir en tout, il me protégeait réellement. Enfin j’ai besoin d’être instruit, mon cher ange.

Je me flatte que vous ne croyez plus les contes qu’on vous a faits sur Beaumarchais, et que vous êtes détrompé comme moi. Un homme vif, passionné, impétueux, peut donner un soufflet à sa femme, et même deux soufflets à ses deux femmes, mais il ne les empoisonne pas[4].

Je vous écris hardiment par la poste, parce qu’il n’y a rien dans cette lettre, ni dans aucune autre de mes lettres, qui puisse alarmer le gouvernement ; il n’y a que quelques passages qui pourraient alarmer Marin ; mais, s’il y a des curieux, ils ne lui en diront mot.

Je change d’avis ; je m’adresse à M. Bacon, substitut du procureur général. Il vous fera tenir ma lettre.

Mille tendres respects à Mme d’Argental.

  1. Voyez page 347.
  2. La lettre manque.
  3. M. de Voltaire ne connaissait pas encore, même de vue, M. de Beaumarchais, lorsqu’il écrivit cette lettre. (Note du correspondant général de la Société littéraire typographique.) (K.) — Ces mots désignent Beaumarchais.
  4. Je certifie que ce Beaumarchais-là, battu quelquefois par des femmes, comme la plupart de ceux qui les ont aimées, n’a jamais eu le tort honteux de lever la main sur aucune. (Note du correspondant général de la Société littéraire typographique.) (K.)