Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8918
Je reçois de vous, monsieur, deux beaux présents à la fois ; il est vrai que je les reçois tard. C’est la cinquième édition du très-beau poëme des Saisons, avec une de vos lettres ; elle est du 12 de mai, et nous sommes au mois de septembre. Le paquet est resté environ quatre mois à Lyon dans les mains des commis. Le poëme des Saisons ne restera jamais si longtemps chez les libraires.
Je trouve à l’ouverture du livre, page 104 :
J’entends de loin les cris d’un peuple infortuné
Qui court le thyrse en main, de pampre couronné, etc.
Les premières éditions portaient d’un peuple fortuné. Vous seriez-vous ravisé cette fois-ci ? voudriez-vous dire qu’un peuple infortuné, chargé de corvées et d’impôts, ne laisse pas pourtant de s’enivrer, de danser et de rire ? Cette seconde leçon vaudrait bien la première ; mais, en ce cas, il eut fallu exprimer que la vendange fait oublier la misère, et addit cornua pauperi : j’aime mieux croire que c’est une faute d’impression[1].
J’ignore si vous avez reçu les Lois de Minos. Vous vous doutez bien dans quel esprit j’ai fait cette rapsodie ; il ne faut jamais perdre de vue le grand objet de rendre la superstition exécrable. J’aurais dû y mettre un peu plus de vim tragicam[2] : mais un malade de quatre-vingts ans ne peut rien faire de ce qu’il voudrait en aucun genre.
Si j’ai rendu à une belle dame[3] deux baisers qu’elle m’avait envoyés par la poste, personne ne doit m’en blamer : la poésie a cela de bon qu’elle permet d’être insolent en vers, quoiqu’on soit fort misérable en prose. Je suis un vieillard très-galant avec les dames, mais plein de reconnaissance pour des hommes éternellement respectables qui m’ont accablé de bontés.
Voici deux petites lettres[4] sur l’affaire de M. de Morangiés qui vous sont probablement inconnues. Comment pourrais-je vous faire tenir les Fragments sur l’Inde, dans lesquels je crois avoir démontré l’injustice et l’absurdité de l’arrêt de mort contre Lally ? Il me semble que j’ai combattu toute ma vie pour la vérité. Ma destinée serait-elle de n’être que l’avocat des causes perdues ? Je fus certainement l’avocat d’une cause gagnée quand je fus si charmé du poëme des Saisons ; soyez sûr que cet ouvrage restera à la postérité comme un beau monument du siècle. Les polissons[5] qui l’ont voulu décrier sont retombés bien vite dans le bourbier dont ils voulaient sortir. Que dites-vous de ce malheureux abbé Sabatier qui a sauté de son bourbier dans une sacristie, et qui a obtenu un bénéfice ? J’ai en ma possession des lettres de ce coquin à Helvétius, qui ne sont pleines à la vérité que de vers du Pont Neuf et d’ordures de bord… ; mais j’ai aussi un commentaire de sa main sur Spinosa[6], dans lequel ce drôle est plus hardi que Spinosa même. Voilà l’homme qui se fait père de l’Église à la cour ; voilà les gens qu’on récompense. Ce galant homme est devenu un confesseur, et mériterait assurément d’être martyr à la Grève. Ce sont là de ces choses qui font aimer la retraite. Votre poëme des Saisons, que je vais relire pour la vingtième fois, la fait aimer bien davantage.
M. de Lisle, le très-aimable dragon, qui est venu dans nos cantons suisses avec Mme de Brionne, m’a communiqué l’Art d’aimer[7] de Bernard. Ce pauvre Bernard était bien sage de ne pas publier son poëme : c’est un mélange de sable et de brins de paille avec quelques diamants très-joliment taillés.
Le livre posthume d’Helvétius[8] est bien pire ; on a rendu un mauvais service à l’auteur et aux sages en le faisant imprimer ; il n’y a pas le sens commun.
Adieu, monsieur ; il faut que je vous prie, avant de mourir, d’ajouter un jour à vos Saisons, dans quelque nouvelle édition, l’image d’un vieux fou de poëte mangeant, dans sa chaumière assez belle, le pain dont il a semé le blé dans des landes qui n’en avaient jamais porté depuis la création, et établissant une colonie très-utile et très-florissante dans un hameau abominable, où il n’y avait d’autre colonie que celle de la vermine. Cela vaut mieux que les Lois de Minos : ce sont vos leçons que je mets en pratique. Je suis votre vieil écolier, votre admirateur, et votre ami hasta la muerte.
- ↑ Ce n’était en effet qu’une faute d’impression ; dans les autres éditions du
poëme des Saisons, chant III. vers 13, on lit :
J’entends de loin les cris d’un peuple fortuné.
- ↑ Allusion au vis comica dont parle César dans les vers rapportés tome XXVI, page 114.
- ↑ Mme Du Barry ; voyez lettre 8870.
- ↑ Les lettres première et seconde à la noblesse du Gévaudan ; voyez tome XXIX, pages 65 et 71.
- ↑ Entre autres Clément, auteur des Observations critiques, etc. ; voyez Tome XLVII, page 340.
- ↑ Voyez lettre 8904.
- ↑ La première édition de ce poème est de 1775 ; voyez aussi lettre 8965.
- ↑ De l’Homme et de son éducation : voyez lettres 8725 et 8867.