Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8910

Correspondance : année 1773GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 440-441).
8910. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
Ferney, 13 auguste.

J’ai peur, madame, que vous ne vous intéressiez pas plus à nos Indiens qu’à la plupart de nos Welches. Vous m’avez mandé que vous aviez jeté votre bonnet par-dessus les moulins, mais il ne sera pas arrivé jusqu’à l’Inde. Pour moi, je vous l’avoue, je considère avec quelque curiosité un peuple à qui nous devons nos chiffres, notre tritrac, nos échecs, nos premiers principes de géométrie, et des fables qui sont devenues les nôtres : car celle sur laquelle Milton a bâti son singulier poëme[1] est tirée d’un ancien livre indien, écrit il y a près de cinq mille ans.

Vous sentez combien cela élargit notre sphère. Il me semble que, quand on rampe dans un petit coin de notre Occident, et quand on n’a que deux jours à vivre, c’est une consolation de laisser promener ses idées dans l’antiquité, et à six mille lieues de son trou.

Cependant il se pourra très-bien que la description des pays où le colonel Clive a pénétré plus loin qu’Alexandre ne vous amusera pas infiniment. Ce qui était si essentiel pour notre défunte compagnie des Indes sera peut-être pour vous très-insipide. En tout cas, il ne tient qu’à vous de ne pas vous faire lire le commencement de cet ouvrage, et d’aller tout d’un coup aux aventures de ce pauvre Lally, à son procès criminel, à son arrêt et à son bâillon.

Nous donnons de temps en temps à l’Europe de ces spectacles affreux qui nous feraient passer pour la nation la plus sauvage et la plus barbare, si d’ailleurs nous n’avions pas tant de droits à la réputation de l’espèce la plus frivole et la plus comique.

J’ai un petit avertissement à vous donner sur cet envoi que je vous fais, c’est qu’il n’est pas sûr que vous le receviez. M. d’Ogny, qui a des bontés infinies pour ma colonie, et qui veut bien faire passer jusqu’à Constantinople et à Maroc les travaux de nos manufactures, m’a mandé qu’il ne voulait pas se charger d’une seule brochure pour Paris.

Mon village de Ferney envoie tous les ans pour cinq cent mille francs de marchandises au bout du monde, et ne peut pas envoyer une pensée à Paris. Le commerce des idées est de contrebande.

Je ne peux donc pas vous répondre, madame, que mes idées vous parviennent. Cependant c’est un ouvrage dans lequel il n’y a rien que de vrai et d’honnête. Le plus rude commis à la douane de l’entendement humain ne pourrait y trouver à redire.

Je ne sais si nous ne devons pas cette rigueur qu’on exerce aujourd’hui contre tous les livres à messieurs les athées. Ils ont fort mal fait, à mon avis, de faire imprimer tant de sermons contre Dieu ; cette espèce de philosophie ne peut faire aucun bien, et peut faire beaucoup de mal. Notre terre est un temple de la Divinité. J’estime fort tous ceux qui veulent nettoyer ce temple de toutes les abominables ordures dont il est infecté ; mais je n’aime pas qu’on veuille renverser le temple de fond en comble.

Je languis au milieu des souffrances continuelles, dans un petit coin de ce temple, et j’attends chaque jour le moment d’en sortir pour jamais. Vous n’avez perdu qu’un de vos sens, et je perds mes cinq.

Je n’ai pu faire ma cour ni à Mme de Brionne ni à Mme la princesse de Craon, sa fille, quoiqu’elles soient toutes deux philosophes ; Mme la duchesse de V… l’est aussi. Une centaine d’êtres pensants de la première volée sont venus dans nos cantons. On prétend que tous les dieux se réfugièrent autrefois en Égypte ; ils se sont donné cette fois-ci rendez-vous en Suisse.

Si vous aviez pu y venir, j’aurais été consolé. Je fais mille vœux pour vous, madame ; mais à quoi servent-ils ? Je vous suis attaché tendrement et inutilement. Nous sommes tous condamnés aux privations, suivies de la mort. Je l’attends sur mon fumier du mont Jura, et je vous souhaite du moins de la santé dans votre Saint-Joseph.

Adieu, madame ; contre nature bon cœur.

  1. Voyez tome X, à la suite de la Henriade, le chapitre ix de l’Essai sur la Poésie épique.