Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8816

Correspondance : année 1773GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 350-352).
8816. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
19 avril.

Mon cher ange, votre lettre du 13 avril m’a bien consolé, mais ne m’a pas guéri, par la raison qu’à soixante-dix-neuf ans, avec un corps de roseau et des organes de papier mâché, je suis inguérissable. Toutes les chimères dont je me berçais sont sorties de ma tête. Vous savez que j’avais imaginé de partir de Crète [1] sur un vaisseau suédois, pour venir vous embrasser ; la destinée en a ordonné autrement. Je vous avoue que j’en ai été au désespoir, et que mon chagrin n’a pas peu contribué à envenimer l’humeur qui rongeait ma déplorable machine.

On va représenter les Crétois à Lyon, à Bordeaux, à Bruxelles. À l’égard des comédiens de votre ville de Paris, je puis dire d’eux ce que saint Paul disait des Crétois de son temps : « Ce sont de méchantes bêtes et des ventres paresseux[2]. » Je puis ajouter encore que ce sont des ingrats. Ils ont eu le mauvais procédé et la bêtise de préférer je ne sais quel Alcydonis ; Dieu les en a punis en ne leur accordant qu’une représentation. J’espère que M. le maréchal de Richelieu pourra mettre quelque ordre dans ce tripot. Il était bien ridicule d’ailleurs que Lekain s’avisât de vouloir jouer le rôle d’un jeune homme, tandis que celui de Teucer était fait pour sa taille, et le rôle du vieillard pour Brizard. Si on ne peut pas réformer le tripot, je m’en lave les mains, et je me borne à mes bosquets et à mes fontaines.

On m’a mandé que la détestable copie sur laquelle le détestable Valade avait fait sa détestable édition venait d’une autre copie qui avait traîné dans l’antichambre de Mme Du Barry ; mais cela est impossible, parce que l’exemplaire prêté par Lekain à Mme Du Barry était absolument différent.

Vous saurez, s’il vous plaît, que les Lois de Minos sont suivies de plusieurs pièces très-curieuses[3] qui composent un assez gros volume : c’est ce volume que je veux vous envoyer. Je cherche des moyens de vous le faire parvenir. Cela n’est pas si aisé que vous le pensez, surtout après l’aventure des deux tomes[4] très-condamnables et très-brûlables que de charitables âmes m’ont fait la grâce de m’imputer. Ce monde est un coupe-gorge, et il y a des gens qui, pour couper la mienne, se servent d’un long rasoir dont le manche est dans une sacristie. Est-il possible que vous n’ayez pas un moyen à m’indiquer pour vous faire parvenir le recueil crétois ? Il ne part pas tous les jours des voyageurs de Genève pour Paris. D’ailleurs je n’en vois aucun ; je fais fermer ma porte à tout le monde ; mon triste état ne me permet pas de recevoir des visites.

Lekain m’a écrit sur ma maladie. Je le crois actuellement à Marseille. Je lui répondrai quand il sera de retour.

Vous me parlez de la Sophonisbe de Mairet rapetassée[5], et tellement rapetassée qu’il n’y a pas un seul mot de Mairet. Vous aurez cette Sophonisbe dans le paquet de la Crète ; mais quand et par où ? Dieu le sait ; car Marin ne peut plus recevoir de gros paquets.

J’ai répondu à tout ; mais il me semble toujours que je n’ai pas répondu assez aux marques de l’amitié constante que vous daignez me conserver, vous et Mme d’Argental. Mon corps souffre beaucoup : mon âme, s’il y en a une, ce qui est fort douteux, vous est tendrement attachée jusqu’à la dissolution entière de mon individu, laquelle est fort prochaine.

  1. Voltaire avait eu le projet de venir à Paris après la représentation des Lois de Minos, dont il espérait un grand succès ; mais la pièce ne fut pas jouée.
  2. Épître à Titus, I, 12.
  3. Voyez lettre 8792.
  4. Voyez page 338.
  5. Tome VII, page 29.