Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8817

8817. À CATHERINE II,
impératrice de russie.
20 avril.

Madame, c’est à présent plus que jamais que Votre Majesté impériale est mon héroïne, et fort au-dessus de la majesté. Comment ! au milieu de vos négociations avec Moustapha, au milieu de vos nouveaux préparatifs pour le bien battre, quand la moitié de votre génie doit être vers la Pologne, et l’autre vers Bucharest, il vous reste encore un autre génie qui en sait plus que les membres de votre Académie des sciences, et qui daigne donner à mon ingénieur les leçons qu’il attendait d’eux ! Combien avez-vous donc de génies ? ayez la bonté de me faire cette confidence. Je ne vous demande pas de me dire si vous irez assiéger Andrinople, fort aisé à prendre, tandis que les troupes autrichiennes s’empareront de la Servie et de la Bosnie. Ces secrets-là ne sont pas plus de ma compétence que le renvoi de nos chevaliers errants. Je me borne à rire quand je lis dans une de vos lettres que vous voulez les garder quelque temps dans vos États pour qu’ils enseignent les belles manières dans vos provinces.

Le portail voûté, élevé sur la glace, et subsistant sur elle depuis quatre ans, me paraît un des miracles de votre règne ; mais c’est aussi un miracle de votre climat. Je doute fort qu’on pût, dans nos cantons, élever un monument pareil ; pour la bombe remplie d’eau, je pense qu’elle crèverait par une forte gelée, tout comme à Pétersbourg.

On dit que le thermomètre d’esprit-de-vin a été de cinquante degrés au-dessous de la congélation, cette année, dans votre résidence : nous péririons, nous autres Suisses, si jamais le thermomètre descendait chez nous à vingt : notre plus grand froid est à quinze et seize, et cette année il n’a pas atteint jusqu’à dix.

Je me flatte bien que vos bombes crèveront désormais sur les têtes des Turcs, et que M. le prince Orlof bâtira des arcs de triomphe, non pas sur la glace, mais dans l’Atmeidan de Stamboul ; et c’est alors que vous ferez naître en Grèce des Phidias comme des Miltiades.

Je crois qu’Algarotti se trompe, s’il dit que les Grecs inventèrent les arts[1]. Ils en perfectionnèrent quelques-uns, et encore assez tard.

Il y avait d’ailleurs un vieux proverbe que les Chaldéens avaient instruit l’Égypte, et que l’Égypte avait enseigné la Grèce.

Les Grecs avaient été civilisés si tard qu’ils furent obligés d’apprendre l’alphabet de Tyr, quand les Phéniciens vinrent commercer chez eux et y bâtir des villes. Ces Grecs se servaient auparavant de l’écriture symbolique des Égyptiens.

Une autre preuve de l’esprit peu inventif des Grecs, c’est que leurs premiers philosophes allaient s’instruire dans l’Inde, et que Pythagore même y apprit la géométrie.

C’est ainsi, madame, que des philosophes étrangers viennent déjà prendre des leçons à Pétersbourg. Le grand homme qui prépara les voies dans lesquelles vous marchez, et qui fut le précurseur de votre gloire, disait avec grande raison que les arts faisaient le tour du monde, et circulaient comme le sang dans nos veines. Votre Majesté impériale paraît aujourd’hui forcée de cultiver l’art de la guerre, mais vous ne négligez point les autres.

Je ne croyais pas, il y a un mois, habiter encore le globe que vous étonnez. Je rends grâce à la nature, qui a peut-être voulu que je vécusse jusqu’au temps où vous serez établie dans la patrie d’Orphée et de Mars, c’est-à-dire dans quelques mois ; mais ne me faites pas attendre plus longtemps. Il faut absolument que je parte pour le néant. Je mourrai en vous conservant le culte que j’ai voué à Votre Majesté impériale. Que l’immortelle Catherine daigne toujours agréer mon profond respect, et conserver ses bontés au vieux malade de Ferney, qui l’idolâtre malgré son respect.

  1. Voyez lettre 8782.