Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8747

8747. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
À Ferney, le 1er février.

Sire, je vous ai remercié de votre porcelaine : le roi, mon maître, n’en a pas de plus belle : aussi ne m’en a-t-il point envoyé. Mais je vous remercie bien plus de ce que vous m’ôtez que je ne suis sensible à ce que vous me donnez. Vous me retranchez tout net neuf années dans votre dernière lettre[1] ; jamais notre contrôleur général n’a fait de si grands retranchements. Votre Majesté a la bonté de me faire compliment sur mon âge de soixante-dix ans. Voilà comme on trompe toujours les rois. J’en ai soixante-dix neuf, s’il vous plaît, et bientôt quatre-vingts. Ainsi je ne verrai point la destruction, que je souhaitais si passionnément, de ces vilains Turcs qui enferment les femmes, et qui ne cultivent point les beaux-arts.

Vous ne voulez donc point remplacer M. Thieriot, votre historiographe des cafés ? Il s’aquittait parfaitement de cette charge ; il savait par cœur le peu de bons et le grand nombre de mauvais vers qu’on faisait dans Paris ; c’était un homme bien nécessaire à l’État.


Vous n’avez donc plus dans Paris
De courtier de littérature ?
Vous renoncez aux beaux esprits,
À tous les immortels écrits
De l’almanach et du Mercure ?
L’in-folio ni la brochure
À vos yeux n’ont donc plus de prix ?
D’où vous vient tant d’indifférence ?
Vous soupçonnez que le bon temps
Est passé pour jamais en France,
Et que notre antique opulence
Aujourd’hui fait place en tous sens
Aux guenilles de l’indigence.
Ah ! jugez mieux de nos talents,
Et voyez quelle est notre aisance :
Nous sommes et riches et grands,
Mais c’est en fait d’extravagance.
J’ai même très-peu d’espérance

Que monsieur l’abbé Savatier[2],
Malgré sa flatteuse éloquence,
Nous tire jamais du bourbier
Où nous a plongés l’abondance
De nos barbouilleurs de papier.

Le goût s’enfuit, l’ennui nous gêne ;
On cherche des plaisirs nouveaux ;
Nous étalons pour Melpomène
Quatre ou cinq sortes de tréteaux,
Au lieu du théâtre d’Athène.
On critique, on critiquera.
On imprime, on imprimera
De beaux écrits sur la musique,
Sur la science économique,
Sur la finance et la tactique,
Et sur les filles d’Opéra.
En province, une académie
Enseigne méthodiquement,
Et calcule très-savamment
Les moyens d’avoir du génie.
Un auteur va mettre au grand jour
L’utile et la profonde histoire
Des singes qu’on montre à la foire,
Et de ceux qui vont à la cour.
Peut-être un peu de ridicule
Se joint-il à tant d’agréments ;
Mais je connais certaines gens
Qui, vers les bords de la Vistule,
Ne passent pas si bien leur temps.


Le nouvel abbé d’Oliva[3], après avoir ri aux dépens de ces messieurs, malgré leur liberum veto, s’entend merveilleusement avec l’Église grecque pour mettre à fin le saint œuvre de la pacification des Sarmates. Il a couru ces jours-ci un bruit dans Paris


qu’il y avait une révolution en Russie ; mais je me flatte que ce sont des nouvelles de café ; j’aime trop ma Catherine.

J’aurai l’honneur d’envoyer incessamment à Votre Majesté les Lois de Minos. L’ouvrage serait meilleur si je n’avais que les soixante-dix ans que vous m’accordez.

Ce Morival, dont j’ai eu l’honneur de vous parler[4], est depuis sept ou huit ans à votre service. Je ne sais pas le nom de son régiment : mais il est à Vesel.

Voilà toute votre auguste famille mariée. On dit Mme la landgrave[5] très-belle. M. le prince de Wurtemberg est dans notre voisinage avec neuf enfants, dont quelques-uns seront un jour sous vos ordres à la tête de vos armées.

Conservez-moi, sire, vos bontés, qui font la consolation de ma vie, et avec lesquelles je descendrai au tombeau très-allégrement.

  1. Du 16 janvier, No 8736.
  2. L’abbé Sabatier ou Savatier, gredin qui s’est avisé de juger les siècles avec
    un ci-devant soi-disant jésuite, et qui a ramassé un tas de calomnies absurdes pour vendre son livre. (Note de Voltaire.)

    — C’est ainsi que cette note est imprimée dans l’édition de 1775 ou encadrée,
    tome XII, page 225. Elle présente peu de différence avec celle qu’on lisait dans le Mercure de 1773, avril, tome Ier, page 195, et que voici : « L’abbé S… de C…, homme qui s’est avisé de juger les siècles avec un ci-devant soi-disant jésuite, et qui a ramassé un tas de calomnies absurdes pour vendre son livre, qu’il n’a point vendu. » (B.)
  3. Frédéric lui-même ; voyez lettres 8438 et 8648.
  4. Lettre 8704 ; voyez aussi lettre 8736.
  5. Voyez la note 7, page 278.