Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8648
Sire, la médaille[1] est belle, bien frappée, la légende noble et simple ; mais surtout la carte que la Prusse jadis polonaise présente à son maître fait un très-bel effet. Je remercie bien fort Votre Majesté de ce bijou du Nord ; il n’y en a pas à présent de pareils dans le Midi.
La Paix a bien raison de dire aux Palatins :
Ouvrez les yeux, le diable vous attrape ;
Car vous avez à vos puissants voisins,
Sans y penser, longtemps servi la nappe.
Vous voudrez donc bien trouver bel et beau
Que ces voisins partagent le gâteau.
C’est assurément le vrai gâteau des rois, et la fève a été coupée en trois parts[2]. Mais la Paix ne s’est-elle pas un peu trompée ? J’entends dire de tous côtés que cette Paix n’a pu venir à bout de réconcilier Catherine II et Moustapha, et que les hostilités ont recommencé depuis deux mois. On prétend que, parmi ces Français si babillards, il s’en trouve qui ne disent mot, et qui n’en agissent pas moins sous terre.
On dit que les mêmes gens qui gardent Avignon[3] au saint-père ont un grand crédit dans le sérail de Constantinople. Si la chose est vraie, c’est une scène nouvelle qui va s’ouvrir. Mais il n’y en a point de plus belle que les pièces qu’on joue en Prusse et en Suède ; le roi votre neveu[4] paraît digne de son oncle.
Je remercie Votre Majesté de remettre dans la règle le célèbre couvent d’Oliva[5] : car le bruit court que vous êtes prieur de cette bonne abbaye, et que dans peu tous les novices de ce couvent feront l’exercice à la prussienne. Je ne m’attendais, il y a deux ans, à rien de tout ce que je vois. C’est assurément une chose unique que le même homme se soit moqué si légèrement des Palatius pendant six chants entiers[6], et en ait eu un nouveau royaume pour sa peine. Le roi David faisait des vers contre ses ennemis, mais ces vers n’étaient pas si plaisants que les vôtres : jamais on n’a fait un poëme ni pris un royaume avec tant de facilité. Vous voilà, sire, le fondateur d’une très-grande puissance ; vous tenez un des bras de la balance de l’Europe, et la Russie devient un nouveau monde. Comme tout est changé ! et que je me sais bon gré d’avoir vécu pour voir tous ces grands événements !
Dieu merci, je prédis et je dis, il y a plus de trente ans, que vous feriez de très-grandes choses ; mais je n’avais pas poussé mes prédictions aussi loin que vous avez porté votre très-solide gloire votre destin a toujours été d’étonner la terre. Je ne sais pas quand vous vous arrêterez ; mais je sais que l’aigle de Prusse va bien loin.
Je supplie cet aigle de daigner jeter sur moi chétif, du haut des airs où il plane, un de ces coups d’œil qui raniment le génie éteint. Je trouve, si votre médaille est ressemblante, que la vie est dans vos yeux et sur votre visage, et que vous avez, comme de raison, la santé d’un héros.
Je suis à vos pieds comme il y a trente ans, mais bien affaibli. Je regarderai le Regno redintegrato[7] quand je voudrai reprendre des forces.
- ↑ Celle que Frédéric avait envoyée à Voltaire le 16 septembre ; voyez lettre 8629.
- ↑ Le premier partage de la Pologne entre la Russie, la Prusse et l’Autriche, est du 5 août 1772.
- ↑ La cour de France.
- ↑ Gustave III ; voyez lettre 8624.
- ↑ Voyez lettre 8438.
- ↑ La Pologniade ; voyez tome VII, page 165.
- ↑ Voyez lettre 8629.