Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8649

8649. — DE CATHERINE II[1],
impératrice de russie.
Le 6-17 octobre 1772.

Je ne vous dispute point la possibilité de la venue des rhinocéros et des éléphants des Indes en Sibérie : cela se peut. Je ne vous ai envoyé le récit[2] de notre savant que comme simple objet de curiosité, et aucunement pour appuyer mon opinion. Je vous avoue que j’aimerais que l’équateur changeât de position : l’idée riante que dans vingt mille ans la Sibérie, au lieu de glaces, pourrait être couverte d’orangers et de citronniers, me fait plaisir dès à présent.

Dès que la traduction de la comédie russe qui nous a le plus fait rire sera achevée, elle prendra le chemin de Ferney. Vous direz peut-être, après l’avoir lue, qu’il est plus aisé de me faire rire que les autres Majestés, et vous aurez raison : le fond de mon caractère est extrêmement gai.

On trouve ici que l’auteur inconnu de ces nouvelles comédies russes[3], quoiqu’il annonce du talent, a de grands défauts ; en premier lieu, il ne connaît point le théâtre, ses intrigues sont faibles ; mais il n’en est pas de même des caractères : ceux-ci sont soutenus, et pris dans la nature qu’il a devant les yeux ; il a des saillies, il fait rire, sa morale est pure, et il connaît bien sa nation ; je ne sais si tout cela soutiendra la traduction.

En vous parlant de comédies, permettez que je rappelle à votre mémoire la promesse que vous avez bien voulu me faire[4], il y a à peu près un an, d’accommoder quelques bonnes pièces de théâtre pour mes instituts d’éducation. Je ne vous parle point de la grande tragédie de la guerre, du congrès rompu, du congrès renoué ; j’espère de vous mander dans peu la fin de tout cela. Vous serez un des premiers à apprendre la signature du traité définitif, après quoi nous nous réjouirons.

Les raisonneurs et politiques welches qui, dans leurs livres, disent les paroles que vous me citez, savoir : que Pierre le Grand a tout épuisé pour former une armée, une flotte et un port, et que ses successeurs achèvent de tout ruiner pour soutenir l’ostentation de ces vains établissements, je vous jure, ne savent ce qu’ils disent. Pour les convaincre, il n’y aurait qu’à faire une comparaison de l’état actuel de la Russie avec l’état dans lequel Pierre le Grand trouva cet empire : la chose serait fort aisée ; toutes les différentes branches de l’administration prouveraient en particulier que messieurs vos raisonneurs jugent mal du tout ensemble du haut de leur grenier. Il y a dans ce monde des gens qui ont intérêt à ne pas ajouter foi à la vérité, et comme l’homme aime à se flatter, ils encouragent le mensonge qui leur est favorable : c’est ce qui augmente très-souvent le débit des faussetés dans ce monde.

Je suis comme toujours, etc.

  1. Collection de Documents, Mémoires et Correspondances, etc., publiée par la Société impériale de l’histoire de Russie, tome XV, page 277.
  2. La lettre qui accompagnait ce récit est perdue, ainsi que nous l’avons déjà dit dans une note sur la lettre 8625.
  3. Carmontelle avait publié des pièces, dont il était l’auteur, sous le titre de Théâtre russe du prince Clenerzow, 1771, deux volumes in-8o. (B.)
  4. Voyez lettre 9494.