Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8662

Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 201-203).
8662. — À M. LE COMTE DE MORANGIÈS.
À Ferney, 30 octobre.

Je suis toujours, monsieur, très persuadé de la justice de votre cause, et je ne le suis pas moins de la violence des préjugés contre vous, et de l’acharnement de la cabale. Un parti nombreux vous poursuit, et se déchaîne sur votre avocat[1] autant que sur vous. Je me souviens que, quand il défendit la cause de M. le duc d’Aiguillon, on m’envoya les satires les plus sanglantes contre l’avocat et contre l’accusé.

Cependant il me parut très-clair, par son mémoire, que M. le duc d’Aiguillon avait très-bien servi l’État et le roi, tant dans le militaire que dans le civil. Il a triomphé à la fin, malgré ses nombreux ennemis, et malgré les plus horribles calomnies. J’espère que tôt ou tard on vous rendra la même justice.

Il ne faut pas vous dissimuler un malheur que M. le duc d’Aiguillon n’avait pas, c’est celui de vous être trouvé chargé de dettes de famille très-considérables, qui vous ont forcé d’en faire encore de nouvelles, et de recourir à des expédients aussi onéreux que désagréables.

La saisie de vos meubles, ordonnée par le parlement en faveur de quelques créanciers pendant le cours de votre procès contre les Du Jonquay, a pu vous faire très-grand tort. On a mêlé malignement toutes ces affaires ensemble ; on s’est élevé également contre vous et contre votre avocat.

Plus le procès devient compliqué, plus il semble que les préjugés augmentent. Il peut y avoir des juges prévenus, ils peuvent se laisser entraîner à l’opinion dominante d’un certain public, puisqu’ils voient déjà par avance, dans cette opinion même, l’approbation d’une sentence qu’ils rendraient contre vous.

Je ne balancerais pas, si j’étais à votre place, à faire un mémoire en mon propre et privé nom, signé de mon procureur. Je suis sûr que ce mémoire serait vrai dans tous ses points ; j’avouerais même la nécessité fatale où vous avez été de recourir quelquefois à des ressources déjà connues du public, ressources tristes, mais permises, et qui n’ont rien de commun avec la cruelle affaire de Du Jonquay et de la Véron.

Je crois que c’est le seul moyen que vous deviez prendre. Je vous servirai de grammairien ; je mettrai les points sur les i. Il sera bien important que vous ne disiez rien qui ne soit dans la plus exacte vérité, et je m’en rapporte à vous. Il faudra même que vous disiez hardiment que vous faites dépendre le jugement de votre cause du moindre fait que vous auriez altéré par un mensonge.

Je ne m’embarrasse pas que vous soyez condamné ou non en première instance : il serait triste sans doute de perdre, au bailliage[2], ce procès, qui me paraît si juste ; mais ce malheur même pourrait tourner à votre avantage, en vous ramenant un public qu’on a vu changer plus d’une fois de sentiment sur les choses les plus importantes. J’oserais vous répondre que le parlement n’en aura que plus d’attention à écarter tout préjugé dans son arrêt en dernier ressort, et qu’il y mettra l’application la plus scrupuleuse, comme la justice la plus impartiale.

En un mot, cette affaire est une bataille dans laquelle vous devez commander en personne. Vous me paraissez d’autant plus capable de livrer ce combat avec succès que vous semblez tranquille dans les secousses que vous éprouvez. Vous savez qu’il faut qu’un général ait la tête froide et le cœur chaud. Je serai de loin le secrétaire du général, pourvu que j’aie son plan bien détaillé. Quand vous seriez battu par les formes, il faut vaincre par le fond ; il faut que votre réputation soit à couvert, c’est là le point essentiel pour vous et pour toute votre maison.

En un mot, monsieur, je suis à vos ordres sans cérémonies.

Gardez-moi le secret, ne craignez point au parlement un rapporteur prévenu.

Vous ne pouviez mieux faire que d’offrir vous-même de vous constituer prisonnier ; et, si vous avez fait cette démarche, elle contribuera à faire revenir le public.

Je viens de consulter sur votre affaire ; rien n’est plus nécessaire qu’un mémoire en votre propre nom, dans lequel vous fassiez bien sentir qu’on a malignement confondu le procès de la Véron avec quelques affaires désagréables, auxquelles vos dettes de famille vous ont exposé. C’est ce malheureux mélange qui vous a nui plus que vous ne pensez. Mettez-moi au fait de tout, vous serez promptement servi par un avocat qui ne fera rien imprimer sans votre approbation en marge à chaque page, et qui ne vous fera parler que convenablement.

  1. Linguet.
  2. Morangiés fut en effet condamné au bailliage ; voyez tome XXIX, page 60 ; mais il gagna en appel au parlement.