Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8661

Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 200-201).
8661. — DE M. HUBER[1].
De Paris, le 30 octobre.

Vous voulez donc, monsieur, qu’Horace croie que j’étais en train de rire quand vous étiez en train de mourir[2] ? Il faut que je me lave de cette horreur en lui affirmant que vous fûtes le seul plaisant dans cette occasion, au point que vous m’attribuâtes de vos propres plaisanteries, car, au lieu des lauriers que tant de beaux esprits se promettent souvent, vous faites des aumônes des idées que vous avez de trop. C’est votre vice dominant, et je n’ai pas dû le laisser ignorer à Horace.

Horace me connaît, monsieur, plus que vous ne croyez. Il a prédit dans sa huitième satire : Olim truncus eram, que je ferais des caricatures de grands personnages, et vous pourriez, si j’ose le dire, ressembler à son dieu des jardins à quelque chose près. Si les jardins, par exemple, désignaient les esprits des hommes ; si les voleurs dont Priape est le fléau désignaient les erreurs et les préjugés, si l’hommage des nouvelles mariées désignait la première lecture des filles émancipées ; si le caractère spécifique du dieu désignait la verve, le génie créateur ; si l’inspiration poétique s’appelait le voltairisme, si les oiseaux qui font leurs ordures sur l’idole désignaient de mauvais rimeurs qui ont mis leurs infâmes vers au bas d’une misérable copie volée[3], qu’auriez-vous à dire contre ce parallèle ? Pour moi, je suis le faber, mais non incertus. Et vous appelez cela des pasquinades ! N’entendrez-vous donc jamais cette raison que vous savez si bien faire entendre à tout le monde ? Ne concevrez-vous pas qu’il faut des ombres à votre portrait, qu’il faut des contrastes à une lumière que personne ne pourrait soutenir ; qu’Henri IV et Benoit XIV seraient moins délicieusement dans votre souvenir si l’un était toujours monarque, l’autre toujours chef de l’Église ? Je vous ai dit cent fois que je savais précisément la dose de ridicule qu’il fallait à votre gloire.

Il est de fait que depuis quinze ans que selon vous, monsieur, je travaille à la ternir, elle n’a fait que croître et embellir ; c’est un feu que ni l’armée joufflue d’Éole, ni moi, ni tout ce qu’il y a de plus fort en fait de souffleurs, n’avons pu qu’allumer davantage. Mais le moindre souffle éteindrait ma bougie ; c’est à quoi je vous prie, monsieur, de faire attention. L’empressement du public, votre âme damnée, pour tout ce qui vous représente bien ou mal me force à vous désobliger sans cesse. J’entretiens son idolâtrie par mes images, et mon voltairisme est incurable. Mais, monsieur, êtes-vous le seul être grave qu’ont ait osé peindre sans son aveu ? On a fait de tout temps des caricatures de l’Être suprême.


Imitez le bon Dieu, qui n’en a fait que rire.


Lisez Voltaire sur la tolérance, et vous trouverez bon que je continue à faire des heureux en vous multipliant. Je suis sans rancune et avec autant d’admiration et de respect que jamais, etc.

P. S. M. Tronchin sort de chez moi, très-content d’être pris à témoin de votre fermeté et de votre bonne contenance ; il confirme pleinement ce que vous en dites. Je présume qu’il se serait bien passé de la gloire d’être mis en parallèle dans la Guerre de Genève avec Covelle et la demoiselle Ferbot ; mais y a-t-il un bonheur parfait dans ce monde ?

  1. Correspondance de Grimm, édition Tourneux, tome X, page 97.
  2. Voltaire dans l’Épître à Horace, dit :

    Huber me faisait rire avec ses pasquinades.

  3. Le petit tableau du réveil de Voltaire par Huber avait été volé par un fripon de graveur, qui l’avait gravé furtivement et y avait mis des vers aussi plats que grossiers, « dont le sel, dit Grimm, consiste à dire que Voltaire montre son cul, que d’Alembert le baise, tandis que Fréron le fesse ».