Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8609

Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 156-157).
8609. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
Paris, 24 août.

Oh ! pour le coup, je suis fort contente de vous ! Voilà comme je veux que vous me traitiez ; mais je ne veux pas que vous me disiez que c’est au hasard de m’ennuyer ou de me révolter. Pour le premier, il est impossible ; et pour le second, j’ai profité de vos sermons sur la tolérance ; je la pratique et la professe.

Vos Systèmes sont divins, je les connaissais ainsi que vos Cabales. Vos notes sont excellentes et très utiles à des lecteurs aussi ignorants que moi.

Votre bouquet me plaît beaucoup. Tout ce que vous dites est vrai. Il est fâcheux qu’on ne puisse être heureux que quand on est vain et frivole. Je ne me pique pas d’être fort solide, mais je ne le suis que trop, puisque je ne suis pas heureuse, et que le souvenir du passé m’en fait prévoir de plus grands à l’avenir. Je ne rebâtis point avec les décombres de mes bâtiments renversés. Il n’y a que vous, mon cher Voltaire, qui sachiez tirer parti de tout, pour qui tous les lieux, tous les temps, tous les âges, ne dérangent point votre bonheur. Vous êtes l’enfant gâté de la nature, c’est-à-dire le seul qu’elle a aussi singulièrement bien traité. Pour moi, elle m’a déshéritée, ainsi qu’ont fait tous mes parents. Elle m’avait donné cinq sens, elle s’est repentie de m’avoir si bien traitée : elle m’a ôté celui qui me serait le plus utile, et pour mieux faire sentir sa malice, elle me donne de longs jours que je ne désirais point, et dont je ne sais que faire. Elle m’a laissé des oreilles qui sont rarement satisfaites de ce qu’elles entendent ; elle ne m’a pas privée du goût, mais d’un bon estomac ; elle est une marâtre pour moi, et vous êtes son enfant bien-aimé. Soyez assez généreux pour réparer ses forts, ayez soin de votre malheureuse sœur, et rendez-la heureuse, en dépit de notre partiale mère.

Je ne saurais admirer votre Catherine ; elle est tout ostentation ; elle achète des tableaux, des diamants, des bibliothèques pour éblouir l’univers de ses richesses. Elle ne met point d’impôts, mais vous savez qu’où il n’y a rien, le roi perd ses droits ; elle augmente la paye de ses troupes, mais elle ne leur donne que du papier. Vous lui savez trop de gré de l’admiration qu’elle a pour vous ; qui est-ce qui n’en a pas ? Il est bruit ici d’une révolte qui a pensé arriver, et qui a fait exiler un grand nombre de gens en Sibérie. Mettriez-vous à fonds perdu sur la tête du Ninias ?

Je vous demande pardon de mon impertinence, mais vous savez de qui je tiens le jour.

Oui, vous me ferez plaisir de m’envoyer toutes vos observations sur l’affaire de M. de Morangiés ; mon avis, jusqu’à présent, c’est que lui et sa partie sont tous fripons.

Que je m’estimerais heureuse de vous revoir, mon cher Voltaire ! Que n’y a-t-il des champs Élysées ? Je vous y donnerais rendez-vous, et j’irais bien volontiers vous y attendre.

  1. Correspondance complète, édition de Lescure, 1865.