Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8550

Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 100-102).
8350. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
À Ferney, 25 mai.

Mon héros est doyen de notre délabrée Académie, et moi le doyen de ceux que mon héros tourne en ridicule depuis environ cinquante ans. Le cardinal de Richelieu en usait ainsi avec Boisrobert. Il me paraît que chacun a son souffre-douleurs. Permettez à votre humble plaignant de vous dire que, s’il y a des mots plaisants dans votre lettre, il n’y en a pas un seul d’équitable.

Premièrement, je ne suis pas assez heureux pour avoir la plus légère correspondance avec M. le duc de Duras ; et s’il m’honorait de sa bonté et de sa familiarité, comme vous le prétendez, vous ne le trouveriez pas mauvais. Bon sang ne peut mentir.

Je vous certifierai ensuite que M. d’Argental a ignoré très-longtemps cette baliverne des Lois de Minos ; qu’elle a été lue aux comédiens par un jeune homme, et donnée pour être l’ouvrage d’un avocat nommé Duroncel, étant raisonnable qu’une tragédie sur les lois parût faite par un jurisconsulte.

Puis je vous certifierai qu’il y a trois ans que je n’ai écrit à Thieriot[1]. Je vous dirai de plus que je voulais faire imprimer la pièce, et donner le revenant-bon de l’édition à l’avocat (ainsi que j’ai donné depuis vingt ans le profit de tous mes ouvrages) ; que je ne voulais point du tout risquer celui-ci au théâtre. Cet avocat l’avait mis entre les mains du libraire Rosset, à Lyon. Le procureur général, qui a la librairie dans son département, crut, sur le titre et sur la dédicace à un ancien conseiller[2], que c’était une satire des nouveaux parlements et des prêtres, mais le fait est que, s’il y a quelque allusion dans cette pièce, c’est manifestement sur le roi de Pologne qu’elle tombe. J’ai déjà eu l’honneur de vous dire que monsieur le procureur général de Lyon envoya la pièce à monsieur le chancelier, qui l’a gardée ; et, quelque extrême bonté qu’il ait pour moi, je n’ai pas voulu la réclamer. Je me suis amusé seulement à corriger beaucoup la pièce, et surtout à l’écrire en français, ce qui n’est pas commun depuis plusieurs années.

Vous me demanderez peut-être pourquoi je n’ai pas pris la liberté de m’adresser à vous, et d’implorer vos bontés pour Minos : c’est parce que je voulais demeurer inconnu ; c’est parce que je craignais prodigieusement que vous n’exerçassiez sur votre humble client l’habitude enracinée où vous êtes de vous moquer de lui ; c’est parce que vous n’avez jamais eu la bonté de m’instruire comment je pourrais vous adresser de gros paquets ; c’est parce qu’on risque de prendre très-mal son temps avec un vice-roi d’Aquitaine, avec un maréchal de France entouré d’affaires et de courtisans, qui peut être tenté de jeter au feu une malheureuse pièce de théâtre qui se présente mal à propos ; c’est que vous vous moquâtes de la tragédie de Mérope ; c’est qu’à soixante-dix-huit ans il est tout naturel que je ne mérite que vos sifflets, en vous ennuyant d’une tragédie. Ce n’est pas que je n’aie tout bas l’insolence de la croire bonne, mais je n’oserais le présumer tout haut d’ailleurs, à qui confierais-je mes faiblesses plutôt qu’à mon respectable doyen, s’il daignait m’encourager, au lieu de me rabêtir, comme il fait toujours ?

Eh bien ! quand vous aurez du temps de reste, quand vous voudrez voir mon œuvre, qui est fort différente de celle qu’on a lue au tripot de la Comédie, dites-moi donc si je dois vous l’envoyer sous l’enveloppe de M. le duc d’Aiguillon ou sous la vôtre. Mais, Dieu merci, vous ne me dites jamais rien. Ne serait-il pas même de votre intérêt qu’on dit un jour qu’à nos âges on conservait le feu du génie ?

Pour vous faire rougir de vos cruautés, tenez, voilà les Cabales[3] : elles valent mieux que la Bégueule[4] : c’est, je crois, de mes petits morceaux détachés, le moins mauvais. Tournez cela en ridicule, si vous l’osez. Vous serez du moins le seul qui vous en moquerez, car vous êtes le seul à qui je l’envoie en toute humilité.

Vous m’allez dire encore qu’il faut que j’aie une terrible santé, puisque je fais tant de pauvretés à mon âge ; voilà sur quoi mon héros se trompe. Toto cœlo, tota terra aberrat[5].

Je suis plié en deux, je souffre vingt-trois heures en vingt-quatre, et je me tuerais si je n’avais pas la consolation de faire des sottises. J’en ferai donc tant que je vivrai ; mais je vous serai attaché, monseigneur le railleur, avec un aussi tendre respect que si vous applaudissiez à mes lubies. Je me prosterne.

N. B. Je crois que le comte de Morangiés n’a point touché les cent mille écus. Oserais-je vous demander ce que vous en pensez ?

L’abbé Mignot est mon propre neveu, et passe pour le meilleur juge du parlement ; ainsi vous gagnerez vos trois procès ; mais perdrai-je toujours le mien avec vous ?

  1. Voltaire oubliait la lettre du 20 octobre 1771 ; voyez tome XLVII, page 531.
  2. La dédicace à un ancien conseiller nous est inconnue. L’auteur dédia sa pièce à Richelieu.
  3. Voyez cette satire, tome X.
  4. Voyez ce conte, tome X.
  5. Molière, dans son Mariage forcé, scène vi, a dit, d’après Térence et Macrobe : Toto cœlo, tota via aberras.