Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8551

Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 102-103).
8551. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
Chanteloup, 26 mai.

Prenez garde à la date de cette lettre, et faites-moi compliment du bonheur dont je jouis. Je voudrais que vous le partageassiez avec moi : vous verriez ce que c’est que la philosophie pratique, et vous laisseriez toute spéculation ; vous vous en tiendriez à croire que le vrai bonheur est dans la paix de l’âme.

Je suis ici depuis le 18 de ce mois, je compte y rester jusqu’au 15 ou 20 juin. J’y ai reçu la lettre où vous me dites avoir vu M. de Gleichen[2] ; je compte que j’aurai le plaisir de parler souvent de vous avec lui ; c’est un

homme que j’aime beaucoup. Il y a ici un de vos amis, M. de Schomberg, qui est en grandes relations avec vous, à ce qu’il m’a dit. Nous nous sommes secondés l’un et l’autre pour rendre témoignage de vos sentiments pour les maîtres de la maison, mais ils prétendent qu’ils n’en ont jamais douté ; en vérité, je le crois. Soyez donc tranquille, bannissez toute inquiétude ; ils ne se permettent aucune correspondance, mais je m’entremettrai toujours avec plaisir entre vous et eux. Je pourrai recevoir encore ici de vos lettres. Si vous avez quelque nouvel ouvrage, adressez-le-moi à Paris, on me l’enverra ici, on a continuellement des occasions. La grand’maman se porte à merveille ; elle est aussi charmante que jamais, et plus heureuse qu’elle ne l’a jamais été. Si j’étais moins vieille, je ne voudrais pas sortir d’ici ; mais, à mon âge, il faut être chez soi, on se trouve déplacé partout ailleurs ; il faut bien que cela soit, puisque je résiste aux instances que l’on me fait pour me retenir, et au plaisir que je ressens d’être avec ce que j’estime et aime le plus au monde. Je suis bien sûre des regrets que j’aurai en les quittant. J’aurai peu d’espérance de les revoir, je ne vivrai pas assez pour compter sur leur retour, et il ne sera plus question de voyage pour moi. Promettez-moi la consolation de m’écrire souvent. Ne traitons plus les grands sujets, ne cherchons plus les vérités introuvables, tenons-nous-en à celles de nos sentiments ; aimez-moi comme je vous aime, voilà tout ce que je désire.

  1. Correspondance complète, édition de Lescure, 1865.
  2. Le baron de Gleichen, ministre de Danemark en France.