Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8538

Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 90-91).
8538. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
À Ferney, 8 mai.

J’ai quelque soupçon que mon héros me boude et me met en pénitence. Trop de gens me parlent des Lois de Minos, et monseigneur le premier gentilhomme de la chambre, monsieur notre doyen peut dire : On ne m’a point confié ce code de Minos, on s’est adressé à d’autres qu’à moi. Voici le fait.

Un jeune homme et un vieillard passent ensemble quelques semaines à Ferney. Le jeune candidat veut faire une tragédie, le vieillard lui dit : « Voici comme je m’y prendrais, » La pièce étant brochée « Tenez, mon ami, vous n’êtes pas riche, faites votre profit de ce rogaton ; vous allez à Lyon, vendez-la à un libraire, car je ne crois pas qu’elle réussit au théâtre ; d’ailleurs nous n’avons plus d’acteurs. » Mon homme la donne à un libraire de Lyon[1], le libraire s’adresse au magistrat de la librairie ; ce magistrat est le procureur général. Ce procureur général, voyant qu’il s’agit de lois, envoie vite la pièce à monsieur le chancelier, qui la retient, et on n’en entend plus parler. Je ne dis mot ; je ne m’en avoue point l’auteur ; je me retire discrètement. Pendant ce temps-là, un autre jeune homme, que je ne connais point, va lire la pièce aux comédiens de Paris. Ceux-ci, qui ne s’y connaissent guère, la trouvent fort bonne ; ils la reçoivent avec acclamation. Ils la lisent ensuite à M. le duc de Duras et à M. de Chauvelin ; ces messieurs croient deviner que la pièce est de moi, ils le disent, et je me tais ; et quand on en parle, je nie, et on ne me croit pas.


Voilà donc, mon héros, à quel point nous en sommes[2].

Je suppose que vous êtes toujours à Paris dans votre palais, et non dans votre grenier de Versailles. Je suppose encore que vos occupations vous permettent de lire une mauvaise pièce, que vous daignerez vous amuser un moment des radoteries de la Crète et des miennes en ce cas, vous n’avez qu’à donner vos ordres. Dites-moi comment il faut s’y prendre pour vous envoyer un gros paquet, et dans quel temps il faut s’y prendre : car monseigneur le maréchal a plus d’une affaire, et une plate pièce de théâtre est mal reçue quand elle se présente à propos, et à plus forte raison quand elle vient mal à propos.

Pour moi, c’est bien mal à propos que j’achève ma vie loin de celui à qui j’aurais voulu en consacrer tous les moments, et dont la gloire et les bontés me seront chères jusqu’à mon dernier soupir.

  1. Rosset ; voyez lettre 8550.
  2. Il y a dans Cinna, acte I, scène iii :
    Voilà, belle Émilie, à quel point nous en sommes.