Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8537

Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 89-90).
8537. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
4 mai.

Mon cher ange, ceci est sérieux. On m’accuse publiquement dans Paris d’être l’auteur d’une pièce de théâtre intitulée les Lois de Minos, ou Astérie. Cette calomnie sera si préjudiciable à votre pauvre Duroncel qu’assurément sa pièce ne sera jamais jouée, et je sais qu’il avait besoin qu’on la représentât, pour bien des raisons. Vous savez qu’on fit examiner les Druides par un docteur de Sorbonne, et qu’on a fini par en défendre la représentation et l’impression.

Vous voyez qu’il est d’une nécessité indispensable que M. le duc de Duras, M. de Chauvelin, M. de Thibouville, Mlle Vestris, et surtout Lekain, crient de toutes leurs forces à l’imposture, et rendent à l’avocat ce qui lui appartient.

Il est certain qu’en toute autre circonstance sa pièce aurait passé sans la moindre difficulté ; mais vous savez que, quand le lion voulut chasser les bêtes à cornes de ses États, il voulut y comprendre les lièvres, et qu’on s’imagina que leurs oreilles étaient des cornes[1].

Il arrivera malheur, vous dis-je, si vous n’y mettez la main.

J’aurais sur cette affaire mille choses à vous dire que je ne vous dis point. Tout est parti, intrigue, cabale, dans Paris. Duroncel deviendra un terrible sujet de scandale. Il se flattait de venir passer quelques jours auprès de vous, et il ne le pourra pas ; cette idée le désespère. Il me semble que vous pouvez aisément mettre un emplâtre sur cette blessure. Vos amis peuvent soutenir hardiment la cause de ce jeune avocat, sans que personne soit en droit de les démentir.

Au reste, quand il faudra sacrifier quelques vers à la crainte des allusions, Duroncel sera tout prêt ; vous savez combien il est docile.

Il me semble que M. le duc de Duras peut s’amuser à protéger cet ouvrage. Puisqu’il y a tant de cabales, il peut se mettre à la tête de celle-là sans aucun risque. Rien n’est si amusant, à mon gré, qu’une cabale. J’ose croire que, quand il le faudra, monsieur le chancelier protégera son avocat. J’ai sur cela des choses assez extraordinaires à vous dire. Je crois que je dois compter sur ses bontés ; mais le préalable de toute cette négociation est qu’on dise partout que la pièce n’est point de moi ; sans ce point principal, on ne viendra à bout de rien.

C’est grand pitié que ce qui était, il y a trente ans, la chose du monde la plus simple et la plus facile, soit aujourd’hui la plus épineuse. C’était pour se dérober à toutes ces petites misères que Duroncel voulait imprimer son plaidoyer sans le prononcer.

Enfin vous êtes ministre public ; les droits de la Crète sont entre vos mains, mon cœur aussi.

  1. La Fontaine, livre V, fable iv.