Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8519

Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 68-69).
8519. DE M. LE MARQUIS DE CONDORCET[1].
10 avril.

Pourquoi, mon illustre maître, ne m’avez-vous pas envoyé le neuvième volume de l’Encyclopédie ? Croyez-vous que personne prenne plus de part que moi au sort de Gargantua ? Je n’ai jamais aimé les mangeurs d’hommes, et depuis que j’ai vu dans vos ouvrages qu’il avait mangé six pèlerins en salade, je l’ai pris en aversion, lui, son abbaye, et tous ceux qui en vivent.

Les Druides[2], dont je vous ai parlé, ne sont pas imprimés. Il y a eu des retranchements à faire après la première représentation. M. Watelet, M. Thomas, les ont faits en présence de l’auteur, à qui le mauvais succès de sa première représentation avait ôté le courage. J’étais avec eux. M. Bergier[3] a eu la bonté d’écrire que nous étions des encyclopédistes qui avaient, en une après-dînée, fait trois ou quatre cents vers impies pour assurer le succès de la pièce. Ce Bergier l’avait approuvée l’année dernière ; mais toutes les bigueules titrées l’ayant trouvée irréligieuse lorsqu’on l’a jouée à Versailles, et lui en ayant fait des reproches, il a dit que ce n’était plus la même. Nous l’avons convaincu d’avoir menti, et voilà qu’il est regardé dans son parti comme un confesseur. On le compare aux saints pères qui mentaient si effrontément pour la foi, et il aura une grosse pension sur l’abbaye de Thélème à la première promotion. En attendant, on a défendu à sa sollicitation l’impression et la représentation du même ouvrage qu’il avait approuvé. Assurément cet homme aurait encore besoin qu’on lui donnât des conseils raisonnables[4].

Notre ami[5] est secrétaire perpétuel de l’Académie française. Les ennemis de la philosophie ont fait une belle défense ; mais les soldats de Gédéon vaincront toujours les Madianites en les éblouissant à force de lumière.

Vous savez sans doute le détail de tout cela. On parle des mœurs et des principes que doivent avoir ceux qu’on recevra à l’avenir, et les gens qui ont sollicité cette lettre ou qui y applaudissent sont le maréchal de Richelieu, le Paulmy, le Seguier et l’abbé de Voisenon.


Quis tulerit Gracchos de seditione quærentes[6].


Adieu, mon illustre maître ; envoyez-moi ce neuvième volume pour que je ne me croie pas oublié de vous.

Présentez, je vous supplie, mon respect à Mme Denis. Si le brave ennemi des tyrans du mont Jura[7] est à Ferney, rappelez-moi dans son souvenir. Les marchands de croquet azyme se plaignent que le commerce tombe tous les ans. Les femmes mêmes ont l’estomac trop faible pour faire un déjeuner aussi solide.

La lecture ne vaut assurément rien pour l’estomac, et il faut que d’ici à quelque temps le commerce des livres soit arrêté, ou que celui des croquets cesse absolument.

Voilà les nouvelles du temps. Je n’en ai point de meilleures à vous mander.

Ce mardi, dit vulgairement le mardi saint.

  1. Œuvres de Condorcet, publiées par A. Condorcet O’Connor et F. Arago ; tome Ier, Paris, 1847.
  2. Tragédie de Leblanc de Guillet.
  3. L’abbé Bergier, natif de Darney, dans les Vosges, auteur de quelques ouvrages de théologie et de critique, aujourd’hui fort oubliés et dignes de l’être. Il mourut confesseur de Mesdames.
  4. Voyez les Conseils raisonnables à M. Bergier pour la défense du christianisme, tome XXVI, page 35.
  5. D’Alembert.
  6. Juvenal, satire II, vers 21.
  7. M. Christin, avocat, défenseur des serfs du mont Jura contre les moines de Saint-Claude.