Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8518

Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 66-68).
8518. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
À Ferney, 10 avril.

Il est certain, madame, ou que vous m’avez trompé, ou que vous vous êtes trompée. On dit que les dames y sont sujettes, et nous aussi ; mais le fait est que vous m’écrivîtes que vous alliez à la campagne, et que j’ignore encore si vous y avez été ou non. M. Dupuits prétend que vous n’avez jamais fait ce voyage. Si vous ne l’avez pas fait, vous deviez donc avoir la bonté de m’en instruire. Vous me dites : « Je pars, » et vous restez un an sans m’écrire. Qui de vous ou de moi a tort en amitié ?

Tout ce que je puis vous dire, c’est que je n’ai pas changé un seul de mes sentiments. Je vous répète que j’ai détesté et que je détesterai toujours les assassins en robe, et les pédants insolents.

Je n’ai rien su de ce qui se passe depuis un an dans aucun des tripots de Paris. J’ai conservé, j’ai affiché hautement la reconnaissance que je dois à vos amis, et je l’ai surtout signifiée à M. le maréchal de Richelieu, que vous voyez peut-être quelquefois.

Du reste, je sais beaucoup plus de nouvelles du Nord que de Paris.

Je suis fort aise que vous vous soyez remise à lire Homère, vous y trouverez du moins un monde entièrement différent du nôtre. C’est un plaisir de voir que nos guerres sur le Rhin et sur le Danube, notre religion, notre galanterie, nos usages, nos préjugés, n’ont rien de ces temps qu’on appelle héroïques. Vous verrez que l’immortalité de l’âme, ou du moins d’une petite figure aérienne qu’on appelait âme, était reçue dans ce temps-là chez toutes les grandes nations. Cette opinion était ignorée des Juifs, et n’y a été en vogue que très-tard, du temps d’Hérode. Vous êtes bien persuadée que ni les pharisiens ni Homère ne nous apprendront ce que nous devons être un jour. J’ai connu un homme qui était fermement persuadé qu’après la mort d’une abeille, son bourdonnement ne subsistait plus. Il croyait, avec Épicure et Lucrèce, que rien n’était plus ridicule que de supposer un être inétendu, gouvernant un être étendu, et le gouvernant très-mal. Il ajoutait qu’il était très-impertinent de joindre le mortel à l’immortel. Il disait que nos sensations sont aussi difficiles à concevoir que nos pensées ; qu’il n’est pas plus difficile à la nature, ou à l’auteur de la nature, de donner des idées à un animal à deux pieds, appelé homme, que du sentiment à un ver de terre. Il disait que la nature a tellement arrangé les choses que nous pensons par la tête comme nous marchons par les pieds. Il nous comparait à un instrument de musique, qui ne rend plus de son quand il est brisé. Il prétendait qu’il est de la dernière évidence que l’homme est, comme tous les autres animaux et tous les végétaux, et peut-être comme toutes les autres choses de l’univers, fait pour être et pour n’être plus.

Son opinion était que cette idée console de tous les chagrins de la vie, parce que tous ces prétendus chagrins ont été inévitables aussi cet homme, parvenu à l’âge de Démocrite, riait de tout comme lui. Voyez, madame, si vous êtes pour Démocrite ou pour Héraclite.

Si vous aviez voulu vous faire lire des Questions sur l’Encyclopédie, vous y auriez pu voir quelque chose de cette philosophie, quoique un peu enveloppée. Vous auriez passé les articles qui ne vous auraient pas plu, et vous en auriez peut-être trouvé quelques-uns qui vous auraient amusée. À peine cet ouvrage a-t-il été imprimé qu’il s’en est fait quatre éditions, quoiqu’il soit peu connu en France. Vous y trouveriez aisément sous la main toutes les choses dont vous regrettez quelquefois de n’avoir pas eu connaissance. Vous passeriez sans peine et sans regret le peu d’articles qui ont exigé des figures de géométrie. Vous y trouveriez un précis de la Philosophie de Descartes[1], et du poëme de l’Arioste[2]. Vous y verriez quelques morceaux d’Homère[3] et de Virgile[4], traduits en vers français. Tout cela est par ordre alphabétique. Cette lecture pourrait vous amuser autant que celle des feuilles de Fréron.

Il y a une dame avec qui vous soupiez, ce me semble, quelquefois, et qui est la mère d’un contre-seing. Mais je ne sais plus ni ce que vous faites, ni ce que vous pensez. Pour moi, je pense à vous, madame, plus que vous ne croyez, et je vous aime sans doute plus que vous ne m’aimez.

  1. À l’article Cartésianisme ; voyez tome XVIII, page 56.
  2. Voyez tome XVIII, page 573.
  3. Voyez tome XVIII, page 569 ; et XX, 412.
  4. Voyez tome XVII. page 185 ; XVIII, 96, 541 ; XIX, 142 : XX, 360 et 526.