Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8517

Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 65-66).
8517. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
À Ferney, 6 avril.

J’adresse mes hommages tantôt à mon héros, tantôt à mon doyen. C’est aujourd’hui mon doyen qui est le sujet de ma lettre. Vous nous enterrez tous l’un après l’autre, et vous avez vu renouveler toute notre pauvre Académie, quoique plusieurs de mes confrères soient beaucoup plus âgés que vous. Enterrez-moi quand il vous plaira, et faites-moi accorder un peu de terre sainte, ce qui est une grande consolation pour un mort ; mais, en attendant, vous allez nommer un secrétaire. Je ne sais pas sur qui vous jetez les yeux ; mais daignez songer, monseigneur, qu’il y a une pension sur la cassette, attachée d’ordinaire à cette éminente dignité ; que d’Alembert est pauvre, et qu’il n’est pauvre que parce qu’il a refusé cinquante mille livres de rente en Russie. Il possède toutes les parties de la littérature ; il me paraît plus propre que personne à cette place, il est exact et assidu. Si vous n’êtes engagé pour personne, je pense que vous ne sauriez faire un meilleur choix que celui de M. d’Alembert ; mais votre volonté soit faite tant à l’Académie qu’à la cour ! Oserai-je encore vous parler du petit La Harpe, qui a beaucoup d’esprit et beaucoup de goût, qui a fait de jolies choses, qui a bien traduit Suétone, qui est travailleur, et qui est bien plus pauvre que d’Alembert ? Si vous le mettiez de l’Académie, il pourrait vous devoir sa fortune ; vous feriez un heureux, et c’est un très-grand plaisir, comme vous savez.

Ces deux idées me sont venues dans la tête, en apprenant dans mes déserts la mort de deux de mes confrères[1]. Je vous les soumets au hasard, et peut-être fort étourdiment ; et, pour peu que vous réprouviez mes deux idées, je les abandonne tout net. Mes grandes passions (car il faut en avoir jusqu’au dernier moment) se tournent actuellement vers Ali-bey, Catherine II, Moustapha, et le roi de Pologne. J’avais pris toutes ces affaires-là fort à cœur ; cependant, à la fin, je m’en détacherai comme de l’Académie et du théâtre.

Je m’étais flatté d’abord que les Turcs seraient chassés de la Grèce, et que je pourrais aller voir ce beau pays d’Athènes où naquit votre devancier Alcibiade ; mais je vois qu’il faudra mourir au milieu des neiges du mont Jura : cela est bien désagréable pour un homme aussi frileux que moi. Ce qui est beaucoup plus triste, c’est de mourir sans avoir refait ma cour à mon héros ; mais je deviens aveugle et sourd, il me faut un pays chaud ; je suis réduit à couvrir toujours ma pauvre tête d’un bonnet, quelque temps qu’il fasse ; il n’y a pas moyen d’aller à Paris dans cet état, lorsque tout le monde est coiffé à l’oiseau royal. Je ne puis me présenter à l’hôtel de Richelieu avec un bonnet à oreilles ; mais il y a sous ce bonnet une vieille tête et un cœur qui vous appartiennent l’une vous a toujours admiré, l’autre toujours aimé, et cela forme un composé plein d’un profond respect pour mon héros.

  1. Duclos et Bignon ; voyez lettre 8516.