Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8516

Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 64).
8516. — À M. DE LA HARPE.
6 avril.

Notre Académie défile[1] : j’attends mon heure, mon cher enfant. J’envoie mon codicille à notre illustre doyen[2], qui pourrait bien se moquer de mon testament, comme il s’est moqué plus d’une fois de son très-humble serviteur le testateur.

Je crois que le philosophe d’Alembert, très-véritable philosophe qui a refusé la place du duc de La Vauguyon[3] à Pétersbourg, se soucie fort peu de la place de secrétaire ; mais nous devons tous souhaiter qu’il daigne l’accepter, d’autant plus que, malgré tous ses mérites, il a une écriture fort lisible ; ce que vous n’avez pas.

Le moment présent ne me paraît pas favorable pour écrire à l’homme en place dont vous me parlez[4]. On m’a fait auprès de lui une petite tracasserie, car il y a toujours des gens officieux qui me servent de loin. Agissez toujours ; pulsate, et aperietur vobis[5].

Connaissez-vous M. l’abbé du Vernet[6], qui veut absolument écrire ma vie, en attendant que je sois tout à fait mort ? M. d’Alembert le connait ; il faudrait qu’il eût la bonté d’engager mon historiographe à ne point faire paraître de mon vivant certains petits morceaux qu’il m’a envoyés, et qui me paraissent très-prématurés, et, qui pis est, très-peu intéressants. Je n’ose prier M. d’Alembert de lui en parler ; mais, si par hasard il voyait M. l’abbé du Vernet, il me ferait grand plaisir de l’engager à modérer son zèle, qui d’ailleurs ne lui procurerait ni prébende ni prieuré. Ces moments-ci ne sont pas les plus brillants pour la république des lettres ; nous sommes condamnés ad bestias. Contentons-nous, pour le présent, du bon témoignage de notre conscience. Pour moi, je mets tout aux pieds de mon crucifix, à mon ordinaire.

Adieu ; je vous embrasse de tout mon cœur, et je vous donne ma bénédiction in quantum possum, et in quantum indiges.

  1. Duclos, secrétaire perpétuel de l’Académie française, était mort le 26 mars 1772 ; Bignon, le 28 mars 1772.
  2. Richelieu.
  3. Le duc de La Vauguyon était gouverneur du dauphin et de ses frères (qui ont régné sous les noms de Louis XVI, Louis XVIII et Charles X.
  4. Le chancelier.
  5. Saint Matthieu, vii, 7 ; saint Luc, xi, 9.
  6. Voyez tome XLIII, page 28.