Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8512

8512. — DE CATHERINE II[1],
impératrice de russie.
Le 23 mars-3 avril 1772.

Monsieur, votre lettre du 12 mars m’a causé un contentement bien grand. Rien ne saurait arriver de plus heureux à notre communauté que ce que vous bien me proposez. Nos demoiselles jouent la tragédie et la comédie. elles ont donné Zaïre l’année passée, et pendant ce carnaval elles ont représenté Sémire, tragédie russe, et la meilleure de M. Soumorokof[2], dont vous aurez entendu parler. Ah ! monsieur, vous m’obligerez infiniment si vous entreprenez en faveur de ces aimables enfants le travail que vous nommez un amusement, et qui coûterait tant de peine à tout autre. Vous me donnerez par là une marque bien sensible de cette amitié dont je fais un si grand cas. Ces demoiselles, je dois l’avouer, sont charmantes d’ailleurs, de l’aveu de tous ceux qui les voient. Il y en a déjà de quatorze à quinze ans. Je suis persuadée qu’elles s’attireront votre approbation si vous les voyez. J’ai été plus d’une fois tentée de vous envoyer quelques billets que j’ai reçus d’elles, et qui assurément n’ont pas été composés par leurs maîtres, parce qu’ils sont très-enfants ; mais dès à présent, on y voit, avec l’innocence, l’agrément et la gaieté de leur esprit répandus dans chaque ligne.

Je ne sais si ce bataillon de filles, comme vous le nommez, produira des amazones ; mais nous sommes très éloignés d’en vouloir faire des religieuses. Nous les élevons, au contraire, pour les rendre les délices des familles où elles entreront ; nous ne les voulons ni prudes ni coquettes, mais aimables, et en état d’élever leurs propres enfants, et d’avoir soin de leur maison. Dans les pièces de théâtre pour distribuer les rôles, voici comment on s’y prend on leur dit qu’une telle pièce sera jouée, et on leur demande qui veut jouer un tel rôle ; il arrive souvent qu’une chambre entière apprend le même rôle ; après quoi on choisit celle qui s’en acquitte le mieux. Celles qui jouent les rôles d’hommes ont dans les comédies une espèce de frac long, que nous appelons la mode de ce pays-là. Dans la tragédie, il est aisé d’habiller nos héros convenablement, et pour la pièce, et pour leur état. Les vieillards sont les rôles les plus difficiles et les moins bien rendus : une grande perruque et un bâton ne rident point l’adolescence : ces rôles-là sont les plus difficiles à être bien rendus. Nous avons eu un petit-maître charmant pendant ce carnaval, un Blaise original, une dame de Croupillac[3] admirable, deux soubrettes, un avocat Patelin à ravir, et un Jasmin très-intelligent.

Je ne sais pas comment Moustapha pense sur l’article de la comédie ; mais il y a quelques années qu’il donne au monde le spectacle de ses défaites, sans pouvoir se résoudre à changer de rôle. Nous avons ici le kalga sultan[4], frère du kan, très-indépendant, de la Crimée, par la grâce de Dieu et les armes de la Russie. Ce jeune prince tartare est d’un caractère doux ; il a de l’esprit, il fait des vers arabes : il ne manque aucun spectacle ; il s’y plaît ; il va à ma communauté les dimanches après dîner (lorsqu’il est permis d’y entrer) pendant une heure pour voir danser les demoiselles. Vous direz que c’est mener le loup au bercail ; mais ne vous effarouchez point : voici comment on s’y prend.

Il y a une très-grande salle, dans laquelle on a placé une double balustrade ; les enfants dansent dans l’intérieur ; le monde est rangé autour des balustrades ; et c’est l’unique occasion que les parents ont de voir nos demoiselles, auxquelles il n’est point permis de sortir.

N’ayez pas peur, monsieur ; vos Parisiens qui sont à Cracovie ne me feront pas grand mal ; ils jouent une mauvaise farce, qui ne mérite aucune attention.

Il est à appréhender que cette malheureuse histoire du Danemark[5] ne sera pas la seule qui s’y passera. Je crois avoir répondu, monsieur, à toutes vos questions. Donnez-moi au plus tôt des nouvelles satisfaisantes sur votre santé, et soyez persuadé que je suis toujours la même.

  1. Collection de Documents, Mémoires et Correspondances, etc., publiée par Société impériale de Russie, tome XV, page 225.
  2. Voyez tome XLVI, page 261.
  3. Mme de Croupillac est un personnage de l’Enfant prodigue (voyez tome III). Dans la même pièce il y a un rôle de Jasmin.
  4. Voyez lettre 8419.
  5. Voyez lettre 8490.