Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8490

8490. — À CATHERINE II,
impératrice de russie.
À Ferney, 6 mars.

Madame, j’ai été sur le point de délivrer pour jamais Votre Majesté impériale de l’ennui de mes inutiles lettres et tandis que le roi de Prusse achevait son poëme contre les confédérés ; tandis qu’un de nos Français[1] entrait, dit-on, par un trou comme un blaireau dans Cracovie, tandis que Moustapha s’obstinait à se faire battre, et que l’aventure de Copenhague[2] étonnait

toute l’Europe, je me mourais tout doucement dans mon ermitage, et je partais pour aller saluer ce Pierre le Grand qui prépara tous les prodiges que vous faites, et qui ne se doutait pas qu’ils dussent aller si loin.

Permettez qu’en recouvrant ma faible santé pour un temps bien court, je mette à vos pieds mes respects et mes chagrins. Ces chagrins sont que des gens de ma nation s’avisent d’aller combattre chez des Sarmates contre un roi légitimement élu, plein de vertu, de sagesse et de bonté, avec lequel ils n’ont rien à démêler, et qui ne les connaît pas. Cela me paraît le comble de l’absurdité, du ridicule et de l’injustice.

Mon autre chagrin, c’est que les Grecs soient indignes de la liberté, qu’ils auraient recouvrée s’ils avaient eu le courage de vous seconder. Je ne veux plus lire ni Sophocle, ni Homère, ni Démosthène. Je détesterais jusqu’à la religion grecque, si Votre Majesté impériale n’était pas à la tête de cette Église.

Je vois bien, madame, que vous n’êtes pas iconoclaste, puisque vous achetez tant de tableaux, tandis que Moustapha n’en a pas un. Il y a dans le monde un portrait que je préfère à toute la collection des tableaux dont vous allez embellir votre palais ; je l’ai mis sur ma poitrine lorsque j’ai cru mourir, et j’imagine que ce topique m’a conservé un peu de vie. J’emploie le peu qui m’en reste à gémir sur la Pologne, à faire des vœux pour Ali-bey, à dire des injures à Moustapha, à vous souhaiter une longue file de prospérités, tous les plaisirs possibles, et tous les lauriers, dont vous avez déjà une collection plus grande que celle de vos tableaux.

Que Votre Majesté impériale daigne agréer, avec sa bonté ordinaire, le profond respect, l’attachement, et les bavarderies de l’ermite du mont Jura.

J’apprends dans le moment que mes horlogers de Ferney ont eu la hardiesse d’écrire à Votre Majesté ; je ne doute pas qu’elle ne pardonne à la liberté qu’ils ont prise de la remercier.

  1. C.-G. de Choisy, alors lieutenant-colonel, y entra dans la nuit du 1er au 2 février.
  2. L’affaire de la reine Caroline-Mathilde et de Struensée. Jean-Frédéric, comte de Struensée, né en 1737, médecin, puis premier ministre de Christian VII et son favori, fut accusé d’adultère avec la reine Caroline-Mathilde, et de malversations. Arrêté le 17 janvier 1772, ainsi que la reine, il fut, le 25 avril, condamné à être décapité. La sentence, confirmée par Christian VII le 27, fut exécutée le lendemain. Caroline-Mathilde, sœur de Georges III, roi d’Angleterre, avait été, le 6 avril, déclarée coupable d’adultère ; détenue encore pendant quelque temps, elle fut ensuite renvoyée en Hanovre, et mourut à Zell le 11 mai 1775.