Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8474

Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 22-23).
8474. — À M. SERVAN.
Ferney, 9 février.

Comme vous rêvez, monsieur, et que vos rêves sont beaux ! vos songes sont les veilles de Cicéron. Mais est-ce un songe que vous soyez à Lyon ? Quoi ! l’envie est venue vous attaquer jusque dans votre sanctuaire de Grenoble ! En ce cas, je devrais adresser ma lettre à Linterne[1].

Vous dites que votre petite maison de Suisse n’est pas encore achetée : vraiment, monsieur, je le crois bien ; il n’est point du tout aisé d’acheter un bien-fonds dans le canton de Berne. Nos lois, dont nous nous moquons souvent avec justice, sont du moins plus honnêtes que celles des Suisses. Un Suisse protestant

peut acheter en France une terre d’un ou deux millions, et un Français catholique ne peut pas rester trois jours dans un canton calviniste sans la permission d’un magistrat, qui est quelquefois un cabaretier. Les Suisses sont heureux à leur manière, mais ils ne sont point du tout hospitaliers.

J’avais forcé la loi à Lausanne et à Genève, et enfin j’ai trouvé que je n’étais véritablement libre qu’à Ferney. Ubicumque calculum ponas, ibi naufragium invenies[2]. Je suis dans un heureux port depuis vingt ans, et dans une retraite qui convient à un homme né malade.

Si vous prenez le parti de la retraite, soit chez vous, soit dans un autre pays, il est certain que vous vivrez plus heureux et plus longtemps voilà le grand point ; tout le reste est pure chimère. Les hommes ne méritent guère qu’on se tue pour eux ; et peut-être le travail forcé de votre place vous aurait-il tué. Vous aurez à vos ennemis l’obligation de vivre. Vous êtes dans la fleur de votre âge et de votre réputation ; votre nom est précieux à quiconque aime l’équité et l’humanité. Dans quelque lieu que vous soyez, vous serez sur un grand théâtre ; vous nous instruirez sur le droit public des nations, au lieu de vous enrhumer à résumer les procès des Dauphinois, dont le reste de la terre se soucie médiocrement ; vous parlerez au genre humain, au lieu de parler à des conseillers de Grenoble ; les rayons de votre gloire iront à Pétersbourg, au lieu qu’une partie peut-être se serait perdue dans le Grésivaudan.

Il y a encore un autre parti à prendre, c’est celui d’aller écraser des ennemis du poids de votre mérite. La chose est assurément très-aisée ; mais cela demande autant de santé que vous avez de courage. Quoi que vous fassiez, soyez bien sûr, monsieur, que je mourrai plein du plus tendre respect pour vous ; que j’aimerai jusqu’au dernier moment votre éloquence, votre philosophie, et la bonté de votre cœur.

Agréez tous les sentiments et la vénération du vieux malade qui n’en peut plus.

Voltaire.

  1. C’est à Linterne qu’est mort Scipion l’Africain.
  2. Pétrone a dit, chapitre cxv : « Si bene calculum ponas, ubique naufragium est. »