Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8473

Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 21-22).
8473. À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
5 février.

Ce jeune homme, mes chers anges, quoi qu’on die, est un fort bon garçon ; et, quoiqu’il se soit égayé quelquefois aux dépens des Nonottes, des Fréron et des Patouillet, il a un fonds de raison et de justice qui me fait toujours plaisir.

Ce jeune Crétois était donc avec moi lorsqu’on m’apporta les remarques de vos quatre têtes dans un bonnet ; il les lut avec attention.

« Je ne suis point, me dit-il, de ces Crétois dont parle saint Paul ; il les appelle menteurs, méchantes bêtes, et ventres paresseux[1] ; c’était bien lui, pardieu ! qui était un menteur et une méchante bête. Je ne sais pas s’il était constipé, mais je suis bien sûr qu’il n’aurait jamais fait ma tragédie crétoise[2], quelque peu qu’elle vaille ; il n’aurait pas fait non plus les remarques des quatre têtes ; elles me paraissent fort judicieuses ; il faut qu’il y ait bien plus d’esprit à Paris que dans nos provinces, car je n’ai trouvé personne, ni à Mâcon, ni à Bourg-en-Bresse, qui m’ait fait de pareilles observations. »

Aussitôt il prit papier, plume et encre ; et voilà mon jeune homme qui se met à raturer, à corriger, à refaire. Il est fort vif ; c’est un petit cheval qui, au moindre coup d’éperon, vous court le grand galop. Je n’ai pas été mécontent de sa besogne, mais je ne puis rien assurer qu’après qu’elle aura été remise sous vos yeux.

Ce qui me plaît de sa drôlerie, c’est qu’elle forme un très-beau spectacle. D’abord des prêtres et des guerriers disant leur avis sur une estrade, une petite fille amenée devant eux qui leur chante pouilles, un contraste de Grecs et de sauvages, un sacrifice, un prince qui arrache sa fille à un évêque tout prêt à lui donner l’extrême-onction ; et, à la fin de la pièce, le

maître-autel détruit, et la cathédrale en flammes tout cela peut amuser ; rien n’est amené par force, tout est de la plus grande simplicité ; et il m’a paru même qu’il n’y avait aucune faute contre la langue, quoique l’auteur soit un provincial.

Mon candidat veut que je vous envoie sa pièce le plus tôt que je pourrai, mais il faut le temps de la transcrire. Il m’a dit qu’il avait des raisons essentielles que son drame fût joué cette année. Je prie donc M. de Thibouville de me mander si son autre jeune homme est prêt, et si on peut compter sur lui.

À l’égard de votre ami qui est à la campagne, je vous dirai qu’il ne peut avoir été choqué d’un petit mot[3], d’ailleurs très-juste et très à sa place, à l’article Parlement, puisque ce petit mot n’a paru que depuis environ un mois, et est probablement entièrement ignoré de lui.

Quoi qu’il en soit, je vous aurai une obligation infinie si vous voulez bien faire en sorte qu’il soit persuadé de mes sentiments.

Mon jeune homme vous prie de répondre sur M. de Thibouville, ou qu’il fasse répondre lui-même, supposé qu’on puisse lire son écriture : car je crains toujours que ce candidat, qui est fort vif, comme je vous l’ai dit, n’ait la rage de faire imprimer son drame dès qu’il en sera un peu content.

Interim je me mets à l’ombre de vos ailes.

Le vieux Malade de Ferney.

  1. Épître à Tite, chapitre i, vers 12.
  2. Les Lois de Minos où la scène est en Crète.
  3. L’éloge du chancelier Meaupou ; voyez tome XX, page 178.