Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8475

8475. — DE CATHERINE II[1],
impératrice de russie.
Le 30 janvier-10 février 1772.

Monsieur, vous me demandez[2] un exemplaire imprimé de l’attentat des révérends pères poignardini confédérés pour l’amour de Dieu ; mais il n’y a point eu de relation de cette détestable scène imprimée ici. J’ai ordonné de remettre à M. Polianski, votre protégé, l’argent pour son voyage d’Italie ; j’espère qu’il l’aura reçu à l’heure qu’il est, de même que vos colons, auxquels j’ai dit d’envoyer les deux cent quarante-sept roubles qui manquent au compte qui leur a été payé ci-devant.

Dans une de vos lettres[3] vous me souhaitez, entre autres belles choses que votre amitié pour moi vous inspire, une augmentation de plaisirs ; je m’en vais vous parler d’une sorte de plaisir bien intéressant pour moi, et sur lequel je vous prie de me donner vos conseils.

Vous savez (car rien ne vous échappe) que cinq cents demoiselles sont élevées ici dans une maison ci-devant destinée à trois cents épouses de notre Seigneur. Ces demoiselles, je dois l’avouer, surpassent notre attente : elles font des progrès étonnants, et tout le monde convient qu’elles deviennent aussi aimables qu’elles sont remplies de connaissances utiles à la société ; le tout accompagné des mœurs les plus irréprochables, sans avoir cependant l’austérité minutieuse des recluses. Depuis deux hivers on a commencé à leur faire jouer des tragédies et des comédies ; elles s’en acquittent mieux que ceux qui en font profession ici, mais j’avoue qu’il n’y a que très-peu de pièces qui leur conviennent, parce que leurs supérieures voudraient éviter de leur en faire jouer qui remuassent trop tôt les passions. Il y a trop d’amour, dit-on, dans la plupart des pièces françaises, et les meilleurs auteurs même ont été souvent gênés par ce goût ou caractère national. En faire composer deviendrait impossible parce qu’on n’en compose point de bonnes à tant par feuille ; c’est l’ouvrage du génie. Des pièces mauvaises et insipides nous gâteraient le goût. Comment faire ? je n’en sais rien ; j’ai recours à vous. Faut-il choisir des scènes ? cela est beaucoup moins intéressant que des pièces suivies. À mon avis, personne ne saurait mieux en juger que vous ; aidez-moi, je vous prie, de vos conseils.

J’allais finir cette lettre, lorsque je reçois la vôtre du 14 janvier[4]. Je vois à regret que je n’ai pas répondu à quatre de vos lettres ; cette dernière est écrite avec tant de vivacité et de chaleur qu’il me semble que chaque nouvelle année vous rajeunit. Je fais des vœux pour que votre santé se rétablisse pendant le courant de celle-ci.


Plusieurs de nos officiers, pour lesquels vous avez eu la complaisance de les admettre à Ferney, sont revenus tout enchantés, et de vous et de l’accueil que vous leur avez fait. En vérité, vous me donnez des preuves bien sensibles de votre amitié ; vous l’étendez jusqu’à ces jeunes gens, avides de vous voir : je crains qu’ils n’abusent de votre complaisance. Mais après avoir dit cela, vous direz peut-être que je ne sais ce que je veux lorsque je vous dirai que j’ai grondé le comte Théodore Orlof, qui a été quatorze heures à Genève, de n’être point allé chez vous. S’il faut tout dire, c’est une mauvaise honte qui l’a retenu. Il prétend qu’il ne s’explique pas avec autant de facilité qu’il voudrait en français. À cela j’ai répondu qu’un des principaux acteurs de la bataille de Tchesmé était dispensé de savoir exactement la grammaire française, et que M. de Voltaire, qui s’intéresse à tout ce qui regarde la Russie, et qui marque en toute occasion beaucoup d’amitié à Catherine seconde, n’aurait peut-être pas eu de regret (quoiqu’il n’aime point le carnage) d’entendre les détails de la prise de la Morée, et des deux journées mémorables du 24 et 26 juin 1770, de la bouche d’un officier général aussi aimable qu’il est brave ; et lui aurait pardonné de ne pas parler exactement une langue étrangère que bien des naturels commencent à ignorer, s’il en faut juger par tant de productions qu’on imprime tous les jours. Je lui ai cité l’exemple de l’auteur de la tragédie du Siège de Calais, membre de l’Académie française, quoique en vérité les deux actes de sa pièce que je suis venue à bout de lire ne soient point écrits dans la langue française que je suis accoutumée de lire dans vos écrits.

Vous vous étonnez de mes emplettes de tableaux : je ferais mieux peut-être d’en acheter moins pour le moment, mais des occasions perdues ne se retrouvent pas. Mes deniers d’ailleurs ne sont point confondus avec ceux de l’État, et avec de l’ordre un grand État vient à bout de tout. Je parle par expérience. Je voudrais parier que la France n’a pas le sou, non parce qu’elle manque d’argent, mais parce qu’elle manque ou a manqué d’ordre.

Je m’aperçois que ma lettre devient longue. Je finis en vous priant de me continuer votre amitié, et d’être persuadé que, si la paix n’a point lieu, je ferai tout ce que je pourrai pour vous donner le plaisir de voir Moustapha encore mieux accommodé qu’il ne l’a été ci-devant. J’espère que tous les bons chrétiens s’en réjouiront avec nous, et que, de façon ou d’autre, ceux qui ne le sont pas se rangeront à la raison par des démonstrations aussi convaincantes que celle de deux et deux font quatre.

  1. Collection de Documents, Mémoires et Correspondances, etc., publiée par la Société impériale de l’histoire de Russie, tome XV, page 20.
  2. Lettre 8423.
  3. Lettre 8423.
  4. No 8459.