Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8430

Correspondance de Voltaire/1771
Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 564-565).
8430. — À M. LAURENT,
ingénieur, et chevalier de l’ordre du roi.
6 décembre.

Je savais, monsieur, il y a longtemps, que vous aviez fait des prodiges de mécanique ; mais je vous avoue que j’ignorais, dans ma chaumière et dans mes déserts, que vous travaillassiez actuellement par ordre du roi aux canaux qui vont enrichir la Flandre et la Picardie. Je remercie la nature, qui nous épargne les neiges cette année ; je suis aveugle quand la neige couvre nos montagnes ; je n’aurais pu voir les plans que vous avez bien voulu m’envoyer ; j’en suis aussi surpris que reconnaissant. Votre canal souterrain surtout est un chef-d’œuvre inouï. Boileau disait à Louis XIV, dans le beau siècle du goût :


J’entends déjà frémir les deux mers, étonnées
De voir leurs flots unis au pied des Pyrénées.

(Ep. I, v. 145.)


Lorsque son successeur aura fait exécuter tous ses projets, les mers ne s’étonneront plus de rien, elles seront très-accoutumées aux prodiges.

Je trouve qu’on se faisait peut-être un peu trop valoir dans le siècle passé, quoique avec justice, et qu’on ne se fait peut-être pas assez valoir dans celui-ci. Je connaissais le poëme de l’empereur de la Chine, et j’ignorais les canaux navigables de Louis XV.

Vous avez raison de me dire, monsieur, que je m’intéresse à tous les arts et aux objets du commerce :


Tous les goûts à la fois sont entrés dans mon âme[1].


Quoique octogénaire, j’ai établi des fabriques dans ma solitude sauvage ; j’ai d’excellents artistes qui ont envoyé de leurs ouvrages en Russie et en Turquie ; et si j’étais plus jeune, je ne désespérerais pas de fournir la cour de Pékin du fond de mon hameau suisse.

Vive la mémoire du grand Colbert, qui fit naître l’industrie en France,


Et priva nos voisins de ces tributs serviles.
Que payait à leur art le luxe de nos villes !

(Boileau, ép. I, v. 141-2.)

Bénissons cet homme qui donna tant d’encouragement au vrai génie, sans affaiblir les sentiments que nous devons au duc de Sully, qui commença le canal de Briare, et qui aima plus l’agriculture que les étoffes de soie. Illa debuit facere, et ista non omittere[2].

Je défriche depuis longtemps une terre ingrate ; les hommes quelquefois le sont encore plus ; mais vous n’avez pas fait un ingrat, en m’envoyant le plan de l’ouvrage le plus utile.

J’ai l’honneur d’être, avec une estime égale à ma reconnaissance, etc.

  1. Épître à une dame ou soi-disant telle, vers 12 ; voyez tome X, page 275.
  2. Il y a dans Matthieu, xxiii, 23 : « Hæc opportuit facere, et illa non omittere. »