Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8390

Correspondance de Voltaire/1771
Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 530-531).
8390. — À M. D’ALEMBERT.
19 octobre.

Mon cher et vrai philosophe, vous aviez grand besoin de cette philosophie qui console le sage, qui rit des sots, qui méprise les fripons, et qui déteste les fanatiques. Je vois que, par tous les règlements qu’on a faits sur les blés, on a presque empêché les Welches de manger, et on s’efforce à présent de nous empêcher de penser. La persécution va jusqu’au ridicule, et c’est le partage des Welches que ce ridicule. Il y a une ligue formée contre le bon sens, ainsi que contre la liberté. Que vous reste-t-il pour votre consolation ? un petit nombre d’amis auxquels vous dites ce que vous pensez, quand les portes sont fermées. Si vous aviez été en Russie, on vous y aurait vu honoré, respecté et enrichi. Vous seriez, partout ailleurs qu’à Paris, l’ami des rois ou de ceux qui instruisent les rois ; et vous serez, chez vous, en butte aux bêtises d’un cuistre de Sorbonne, ou à l’insolence d’un commis. C’est dans de telles circonstances que le stoïcisme est bon à quelque chose.


Virtus, repulsæ nescia sordidæ,
Intaminatis fulget honoribus.

(Hor., lib. III, od. ii, v. 18-19.)

Qui prendrez-vous donc pour succéder à notre confrère le prince du sang[1] ? Un philosophe nous serait plus utile qu’un prince ; mais où le trouver ? Gardez-vous bien de prendre un mauvais poëte ; c’est la pire espèce de toutes, et la plus méprisable. Ne pourrez-vous trouver dans Paris un homme libre qui ait du goût, de la littérature, et surtout cette honnête fierté qui ne craint ni les prêtres ni les commis ? Il faut se flatter que les nouveaux parlements seront, pendant quelques années, moins insolents et moins barbares que les anciens.

Voici de petites affaires parlementaires[2] que je vous envoie par un voyageur qui vous les rendra, pourvu qu’il ne soit pas fouillé aux portes.

Adieu, mon cher ami, mon cher philosophe ; je ne sais comment vous envoyer le six et le septième volume des Questions[3]. Paris est une ville assiégée, où la nourriture de l’âme n’entre plus. Je finis, comme Candide, en cultivant mon jardin ; c’est le seul parti qu’il y ait à prendre.

Je vous embrasse bien tendrement.

  1. Le prince de Clermont ; voyez lettre 8345.
  2. D’Alembert en accuse réception dans sa lettre 8410.
  3. Questions sur l’Encyclopédie.