Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8304

Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 448-449).
8304. — À M. D’ALEMBERT.
14 juin.

Je ne sais plus, mon très-cher philosophe, comment faire pour vous envoyer le quatrième et le cinquième volume de ces Questions. Le paquet est tout prêt depuis près d’un mois ; mais plus d’une route qui m’était ouverte auparavant m’est aujourd’hui bouchée.

Je persiste toujours dans ma bonne volonté pour les assassins de Calas et du chevalier de La Barre. Quelque chose qu’il arrive, je ne crois pas qu’on voie de pareils cannibales dans la nature, sans quoi j’irais mourir auprès d’Azof, qu’on dit être un pays fort chaud, et où l’on m’assure qu’on est à l’abri du vent du nord, que je hais presque autant que les assassins en robe.

Vous ne connaissiez pas, sans doute, la comédie de l’Homme dangereux[1], lorsque, sur son titre, l’on empêcha qu’on ne la jouât. Si vous l’aviez lue, vous auriez sollicité vivement sa représentation ; c’était le plus sûr moyen de dégoûter l’auteur du théâtre. Les trois volumes qu’il a fait imprimer à Genève[2] avec vos louanges, celles de Vernet, et même les miennes, se vendent aujourd’hui publiquement, et encore plus rarement. Ils pourront avoir plus de débit à Paris, attendu qu’il y a environ quatre cents personnes d’outragées ; ce qui peut fournir environ huit cents lecteurs. Il est singulier que cet ouvrage soit permis, et que l’Encyclopédie soit défendue.

Si vous voyez M. de Schomberg, je vous prie de lui dire combien je lui suis attaché, à lui et à ses anciens amis. Mais, pour mes assassins, je leur soutiendrai toujours qu’ils ont tort ; et je crois que, dans le fond de son cœur, il sera de mon avis.

J’ai pensé mourir hier : c’est un état qui n’est pas si désagréable qu’on le croit ; je souffrais beaucoup moins qu’à l’ordinaire. Portez-vous bien, mon cher ami ; la vie est horrible sans la santé ; mais lorsqu’à la maladie il se joint une petite pointe de persécution, cet état n’est point plaisant.

Ne m’oubliez pas auprès de M. de Condorcet. Soyez sûr que, tant que je vivrai, ma faculté de penser et de sentir, mon entéléchie sera entièrement à vous.

  1. Palissot avait fait imprimer, sous le titre de l’Homme dangereux, 1771, in-8°, la comédie qu’on avait défendue sous le titre de le Satirique ; voyez pages 119 et 151. Il la fit imprimer sous ce titre en 1782.
  2. Palissot avait, en 1763, fait imprimer à Genève une édition de ses Œuvres en trois volumes petit in-12.