Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8302

Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 446-448).
8302. — À M. ÉLIE DE BEAUMONT.
À Ferney, 7 juin.

Je ne sais, mon cher Cicéron, si vous êtes à Rome ou à Tusculum. Il y a des gens qui prétendent que vous êtes à la cour, et que vous avez une charge auprès de M. le comte de Provence[1]. Je vous aimerais mieux dans votre royaume de Canon, dont vous ferez sûrement un lieu d’abondance, de délices et d’étude.

Je conseille à mon petit-neveu d’Hornoy d’en faire autant chez lui. Quand on a bien cherché, le bonheur, on ne le trouve jamais que dans sa propre maison. Je n’ai jamais imaginé qu’il pût être dans la grand’chambre ou dans la grand’salle. Voilà mon autre neveu, le gros abbé, doyen des clercs[2] ; il ne s’y attendait pas il y a six mois. J’aime mieux tout simplement l’ancienne méthode des jurés, qui s’est conservée en Angleterre. Ces jurés n’auraient jamais fait rouer Calas, et conclu, comme Riquet[3], à faire brûler sa respectable femme ; ils n’auraient pas fait rouer Martin, sur le plus ridicule des indices ; le chevalier de La Barre, âgé de dix-neuf ans, et le fils du président d’Étallonde, âgé de dix-sept, n’auraient point eu la langue arrachée par un arrêt, le poing coupé, le corps jeté dans les flammes, pour n’avoir point fait la révérence à une procession de capucins, et pour avoir chanté une mauvaise chanson de grenadiers. Ils n’auraient point traîné à Tyburn un brave général d’armée[4], quoique très-brutal, avec un bâillon dans la bouche, et n’auraient point prétendu extorquer à sa famille quatre cent mille francs d’amende, à quoi son bien était fort loin de monter. Je m’étonne seulement qu’on ne lui fit pas subir, à Paris, la question ordinaire et extraordinaire, pour savoir au juste à quelle minute les Anglais nous avaient chassés de toute l’Inde, où tant de gens s’étaient conduits en fous, et tant d’autres en fripons.

Mon ami, quand des juges n’ont que l’ambition et l’orgueil dans la tête, ils n’ont jamais l’équité et l’humanité dans le cœur. Il y a eu dans l’ancien parlement de Paris de belles âmes, des hommes très-respectables, pour qui j’ai de la vénération ; mais il y a eu des bourreaux insolents. Je n’ai qu’un jour à vivre, et je le passe à dire ce que je pense. Je persiste à croire que l’établissement des six conseils souverains est le salut de la France. Je n’aime le pouvoir arbitraire nulle part, et surtout je le hais dans des juges.

Il faut que le nouveau parlement de Paris prenne bien garde à ce qu’il fera sur l’affaire des Perra de Lyon. Je pense que la Lerouge[5] a été noyée ; que c’est son corps qu’on a trouvé dans le Rhône. M. Loyseau ne s’éloigne pas de cet avis, et je crois avec lui que la Lerouge, en cherchant son chat, ou en étant poursuivie dans cette allée sombre par quelque effronté, tomba dans les privés que l’on curait alors, et qui étaient ouverts malgré les règlements de police. Ceux qui laissèrent ces lieux ouverts, étant en contravention, prirent peut-être le parti d’aller jeter le corps dans le Rhône ; ce qui est assez commun à Lyon.

Tout le reste de l’accusation contre les Perra et contre les autres accusés me paraît le comble de l’absurdité et de l’horreur. Je trouve d’ailleurs qu’il est contre toute raison, contre toute législation, contre toute humanité, de recommencer un procès criminel contre six personnes déclarées innocentes par trente juges qui les ont examinées pendant neuf mois, et qui ne sont pas des imbéciles.

Il y a deux choses bien réformables en France, notre code criminel et le fatras de nos différentes coutumes.

Que voulez-vous ? nous avons été barbares dans tous les arts, jusqu’au temps qui touchait au beau siècle de Louis XIV. Nous le sommes encore en jurisprudence ; et une preuve indubitable, c’est la multiplicité de nos commentaires. Si quelqu’un veut se donner la peine de nous refondre, ce sera un Prométhée qui nous apportera le feu céleste.

Pour moi, je ne me mêle que de ma petite colonie, qui m’a ruiné dans mon désert. M. le duc et Mme la duchesse de Choiseul la soutenaient par leurs bontés généreuses. Elle est actuellement sur le penchant de sa ruine. J’ai perdu mes protecteurs, j’ai perdu la plus grande partie de mon bien ; je vais bientôt perdre la vie, ce qui arrive à tout le monde ; mais ce sera en étant fidèle à la vérité et à l’amitié.

Mille respects à Mme de Canon[6].

  1. Roi, sous le nom de Louis XVIII, de 1814 à 1825.
  2. Mignot.
  3. Procureur général du parlement de Toulouse.
  4. Lally ; voyez tome XV, pages 359-367.
  5. Voyez tome XVIII, page 276 ; et ci-après, lettre 8451.
  6. Élie de Beaumont était seigneur de la terre de Canon, près Vire.