Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8301

8301. — DE CATHERINE II[1],
impératrice de russie.
24 mai-4 juin 1771.

Monsieur, si vous vous faites porter en litière à Taganrog, comme votre lettre du 6 mai me l’annonce, vous ne pourrez éviter Pétersbourg. Je ne sais si l’air de ma cour vous conviendrait, ni si huit mois d’hiver vous rendraient plus sain. Il est vrai que si vous aimez à être au lit, le froid vous en fournira un prétexte spécieux, mais pour sûr vous ne seriez point gêné ; j’ose dire qu’il n’y a guère d’endroits où l’on l’est moins. À l’égard des billets de confession, nous en ignorons jusqu’au nom. Nous compterions pour un ennui de parler des disputes rebattues, sur lesquelles on prescrit le silence par édit dans d’autres pays. Nous laissons croire à chacun tout ce qu’il lui plaît. Tous les Chinois de bonne compagnie planteraient là le roi de la Chine et ses vers pour se rendre à Nipchou, si vous y veniez ; et ils ne feraient que leur devoir en rendant hommage au premier lettré de notre siècle.

Le croiriez-vous ? Mes voisins orientaux, tels que vous les décrivez, sont les meilleurs des voisins possibles ; je l’ai toujours dit, et la guerre présente m’a confirmée dans cette opinion.

J’attends, avec l’impatience que je n’ai que pour vos ouvrages, les quatrième et cinquième tomes des Questions sur l’Encyclopédie. Je vous en remercie d’avance. Continuez, je vous prie, à m’envoyer vos excellentes productions, et battons Moustapha. Les croquignoles que vous lui donnez[2] devraient le rendre plus avisé ; il en est temps.

Je vous ai mandé dans ma précédente[3] qu’il y a apparence que mon résident est relâché. Les princes et les républiques chrétiennes sont eux-mêmes la cause des affronts que leurs ambassadeurs essuient à Constantinople ; ils en font trop accroire à ces barbus : se montrer ou intrigants ou rampants n’est pas le moyen de se faire estimer. Le roi Guillaume d’Angleterre disait qu’il n’y a pas de point d’honneur à garder avec les Turcs. Voilà la règle à peu près que toute l’Europe a suivie, et c’est aussi ce qui a gâté ces barbares. Les Italiens ont traité leurs prisonniers de guerre infidèles avec rudesse, mais ils ont donné l’exemple de la souplesse vis-à-vis de la Porte.

Les nouvelles d’Ali-bey portent qu’il fait des progrès en Syrie, qui alarment d’autant plus le sultan qu’il n’a que peu de troupes à lui opposer.

Si le chevalier de Boufflers, qui est allé faire le chevalier errant incognito parmi les prétendus confédérés, enlève vos montres de Ferney, j’espère que vous aurez assez de crédit sur lui pour vous les faire rendre. Soyez assuré que ce sera avec bien du plaisir que je me prêterai à encourager vos fabricants et leur fabrique. Je crois qu’il ne serait point impossible de faire passer de leurs ouvrages à la Chine ; mais il faudrait pour cela quelque marchand instruit qui sut les allures du commerce de Kiachta ; c’est la place frontière de la Russie où ce commerce se fait. Il y a cinq ans à peu près qu’à Moscou et à Tobolsk il s’est établi quelques faiseurs de montres dans l’intention d’en envoyer à la Chine ; cependant, je crois qu’ils se sont bornés jusqu’ici au débit intérieur de cet empire-ci. Le transport de Moscou jusqu’à Selenguinsk se fait par eau, et les frais du transport sont très-modiques. Je fais revoir le tarif de la douane du commerce de la Chine, dans l’intention de l’alléger pour favoriser l’exportation et l’importation. Les prix que vous marquez sont si modiques que ces ouvrages, fabriqués chez vous, ne peuvent qu’avoir un grand débit.

Je connais le manifeste in-4° dont vous me parlez[4]. Le duc de Choiseul, qui n’était pas prévenu en notre faveur, l’avait fait supprimer à cause de son absurdité et des calomnies ridicules qu’il contenait : par là vous pouvez juger du mérite de la pièce. Les cruautés qu’on y reproche à mes troupes sont des mensonges pitoyables. C’est aux Turcs auxquels il faut demander des nouvelles de l’humanité des troupes russes pendant cette guerre. La populace de Constantinople même, et tout l’empire turc ne fait qu’en parler avec étonnement ; cette conduite a fait une si grande impression sur ce peuple qu’il attribue toutes nos victoires à la bénédiction du ciel, obtenue par l’humanité avec laquelle on en a usé vis-à-vis d’eux en toute occasion.

D’ailleurs ce n’est pas aux brigands de Pologne à parler d’humanité : ce sont eux qui ont fait des férocités épouvantables envers tous ceux qui ne se joignaient pas à leur clique pour brûler et piller leur propre pays.

Vous voudrez bien, monsieur, que je vous remercie particulièrement pour le ton d’amitié et d’intérêt qui règne en général dans cette dernière lettre. J’en suis bien reconnaissante et véritablement touchée. Continuez moi votre amitié, et soyez assuré de la mienne, qui vous est sincèrement acquise.

  1. Collection de Documents, Mémoires et Correspondances, etc., publiée par la Société impériale de l’histoire de Russie, tome XV, page 100.
  2. Lettre 8277.
  3. Lettre 8291.
  4. Lettre 8277.