Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8260

Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 405-406).
8260. — À M. LE PRINCE DE BEAUVAU.
À Ferney, 5 avril.

Je me mets aux pieds de mon très-respectable confrère, qui veut bien m’appeler de ce nom[1]. Comme un chêne est le confrère d’un roseau, le roseau, en levant sa petite tête, dit très-humblement au chêne : Ceux de Dodone n’ont jamais mieux parlé. Il est vrai, illustre chêne, que vous n’avez point prédit l’avenir ; mais vous avez raconté le passé avec une noblesse, une décence, une finesse, un art admirable.

En parlant de ce que le roi a fait de grand et d’utile, vous avez trouvé le secret de faire l’éloge d’un ministre votre ami, dont les soins ont rendu le comtat d’Avignon à la couronne, subjugué et policé la Corse, rétabli la discipline militaire[2], et assuré la paix de la France. Vous avez sacrifié à l’amitié et à la vérité. Je n’ai que deux jours à vivre, mais j’emploierai ces deux jours à aimer et à révérer un grand ministre, qui m’a comblé de bontés, et le roi approuvera ma reconnaissance.

Je ne me mêle pas assurément des affaires d’État, ce n’est pas le partage des roseaux ; j’applaudis comme vous à l’érection des six conseils, à la justice rendue gratuitement, aux frais de justice dont les seigneurs des terres sont délivrés ; mais je n’écris point sur ces objets : j’en suis bien loin, et je suis indigné contre ceux qui m’attribuent tant de belles choses.

Il y a, entre autres écrits, un Avis important à la noblesse de France[3], dont la moitié est prise mot pour mot d’un petit livre d’un jésuite, intitulé Tout se dira ; et on a l’injustice et l’ignorance de m’imputer cette feuille, qui n’est qu’un réchauffé. Qu’on m’impute Barmécide[4], voilà mon ouvrage ; je le réciterais au roi.

Mais, dans ma vieillesse et dans ma retraite, je ne peux que rendre justice obscurément et sans bruit au mérite.

C’est ainsi que ce pauvre roseau cassé en use avec le beau chêne verdoyant auquel il présente son profond respect.

  1. Je suis la ponctuation de toutes les éditions ; mais peut-être faut-il ponctuer ainsi : …m’appeler de ce nom, comme un chêne est le confrère d’un roseau. Le roseau, en levant, etc. (B.)
  2. Voici les termes du prince de Beauvau dans son discours de réception à l’Académie française : « Le roi, en adoptant les vues utiles que le progrès des lumières lui présente, a voulu que l’agriculture et le commerce répandissent une nouvelle vie dans tout son royaume. Par ses ordres, une province de France, soumise pour un temps à une puissance étrangère, rentre sous les lois du maître que lui donnent la nature et la justice ; une île importante est conquise ; … une forme nouvelle est donnée à notre constitution militaire ; toutes les parties qui la rendent plus propre à la guerre se perfectionnent, etc. »

    Avignon, qui était occupé par les Français depuis le 11 juin 1768, fut rendu au pape. (B.)

  3. Voyez cet écrit, tome XXVIII, page 393.
  4. L’Épitre de Benaldaki à Caramouftée, tome X, page 440.