Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8259

Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 404-405).
8259. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
À Ferney, 5 avril.

Sire, on a dit que j’étais tombé en jeunesse, mais on n’a pas encore dit que je fusse tombé en enfance. Mes parents me feraient certainement interdire, et on me déclarerait incapable de tester, si j’avais fait le testament ridicule qu’on m’attribue[1]. Le bon goût de Votre Majesté n’y a pas été trompé ; vous avez bien senti qu’il était impossible qu’un homme de mon âge parlât ainsi de lui-même. Cette impertinence est d’un avocat de Paris, nommé Marchand, qui régale tous les mois le public d’un ouvrage dans ce goût. Je ne le mettrai certainement pas dans mon testament ; il peut compter qu’il n’aura rien de moi pour sa peine. Je puis assurer Votre Majesté que mes dernières volontés sont absolument différentes de celles qu’on me prête. Je ne crains point la mort, qui s’approche de moi à grands pas, et qui s’est déjà emparée de mes yeux, de mes dents et de mes oreilles ; mais j’ai une aversion invincible pour la manière dont on meurt dans notre sainte religion catholique, apostolique et romaine. Il me paraît extrêmement ridicule de se faire huiler pour aller dans l’autre monde, comme on fait graisser l’essieu de son carrosse en voyage. Cette sottise et tout ce qui s’ensuit me répugnent si fort que je suis tenté de me faire porter à Neuchâtel pour avoir le plaisir de mourir chez vous ; il eût été plus doux d’y vivre.

Je viens de recevoir une lettre dont monseigneur le prince royal[2] m’honore ; il pense bien sensément, et paraît très-digne d’être votre neveu. Jamais il n’y eut tant d’esprit dans le Nord, depuis le soixante et unième degré jusqu’au cinquante-deux et demi. Il n’y a, ce me semble, que les confédérés de Pologne à qui on puisse reprocher de se servir, pour leur malheur, de la sorte d’esprit qu’ils ont.

On dit qu’Ali-bey en a beaucoup, et autant que d’ambition. Il court actuellement de mauvais bruits sur sa personne. Pour votre amie l’étoile du Nord, elle acquiert tous les jours un nouvel éclat ; il n’y a que votre étoile qui marche à côté de la sienne. Pour le croissant de Moustapha, je le crois plus obscurci que jamais.

Je me mets aux pieds de Votre Majesté avec le plus profond respect.

Je reçois dans ce moment la lettre dont Votre Majesté m’honore, du 19 mars. Oui, sans doute, vous êtes un auteur grave, et très-grave, quoique votre imagination soit très-riante.

Je voudrais bien que tout s’accommodât, pourvu que ma princesse donnât la liberté aux dames du sérail, et des fêtes sur le Bosphore ; je ne prétends point du tout à ses odalisques : c’est la récompense de ses braves guerriers. Je suis plus près d’avoir un rendez-vous avec d’Argens qu’avec les demoiselles du harem de Moustapha. Vous appelez d’Argens votre maréchal des logis, mais il s’y prend de trop bonne heure ; vous ne vivrez pas aussi longtemps que votre gloire, mais je suis très-sûr que votre feu en quoi consiste la vie, et votre régime en quoi consiste toute la médecine, vous feront un jour le doyen des rois de ce monde, après en avoir été l’exemple.

Il se pourrait bien qu’en effet on rendît Avignon à Ganganelli, quoiqu’il soit très-ridicule que ce joli petit pays soit démembré de la Provence ; mais il faut être bon chrétien. Ce comtat d’Avignon vaut assurément mieux que la Corse, dont l’acquisition ne vaut pas ce qu’elle a coûté.

  1. Voyez lettre 8248.
  2. Qui a régné sous le nom de Frédéric-Guillaume III ; voyez sa lettre, no 8237.