Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8240

8240. — À CATHERINE II,
impératrice de russie.
À Ferney, 12 mars.

Madame, vous êtes bénie par-dessus toutes les impératrices et par-dessus toutes les femmes. On m’assure qu’un gros corps de vos troupes a passé le Danube ; que le peu qui restait en Valachie de mes ennemis les Turcs a été exterminé ; que vos vaisseaux bloquent les Dardanelles, et qu’enfin je pourrai me faire transporter en litière à Constantinople vers la fin d’octobre, si je suis en vie.

Il est vrai que le vizir français[1], qui n’est plus vizir, n’avait à se reprocher que son peu de coquetterie avec Votre Majesté impériale. Il était d’autant plus coupable en cela qu’il est d’ailleurs très-galant, et qu’il aime les actions nobles, généreuses, et hardies ; j’ai eu avec lui de grandes disputes. Je n’ai jamais cédé ; je lui ai toujours mandé que je vous serais fidèle, que vous seriez triomphante, et que son Moustapha n’était qu’un gros bœuf appelé sultan. Mes disputes avec lui n’ont point altéré la bienveillance qu’il m’a toujours témoignée ; et actuellement qu’il est malheureux, je lui suis attaché plus que jamais ; comme je suis plus que jamais catherinien, contre ceux qui sont assez malavisés pour être moustaphites.

Votre Majesté impériale aura, dans le nouveau roi de Suède[2], un voisin qui est en tout fort au-dessus de son âge, et qui joint beaucoup d’esprit et de grâces à de grandes connaissances. Les voisins ne sont pas toujours amis intimes ; mais celui-ci, jusqu’à présent, paraît digne d’être le vôtre. Je ne crois pas qu’il fasse encore des vers comme Kien-long, mais il paraît valoir beaucoup mieux que votre voisin oriental.

Ma colonie aura l’honneur d’envoyer, avant un mois, quelques montres, puisque Votre Majesté daigne le permettre ; elle est à vos pieds ainsi que moi.

Mon imagination ne s’occupe à présent que du Danube, de la mer Noire, d’Andrinople, de l’Archipel, et de la figure que fera Moustapha avec son eunuque noir dans son harem.

Je supplie Votre Majesté impériale de bien agréer le profond respect, la reconnaissance, et l’enthousiasme du vieil ermite de Ferney.

  1. Le duc de Choiseul.
  2. Gustave III, né le 24 février 1746 d’Adolphe-Frédéric et de la princesse Ulrique, sœur du roi de Prusse, assassiné le 16 mars, mort le 29 mars 1792.