Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8239

Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 382-383).
8239. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
À Ferney, 11 mars.

Il n’y a rien à répliquer, monseigneur, au Mémoire dont vous m’avez favorisé, si ce n’est ce que disait M. Le Grand à Louis XIV, sur les rangs que le roi venait de régler : « Sire, le charbonnier est maître chez lui. »

Le roi peut arranger les choses comme il lui plaît, à un bal, à son souper, à sa chapelle ; mais, pour la constitution de l’État, elle demande un peu plus d’attention et de connaissances.

Il est prouvé que la pairie est la vraie noblesse et la vraie juridiction suprême du royaume ; c’est l’ancien baronnage, c’est le véritable parlement, aussi ancien que la monarchie.

Guillaume le Conquérant, premier vassal du roi de France, porta les lois fondamentales de la France dans l’Angleterre, où elles se sont fortifiées, tandis qu’elles se sont affaiblies dans le lieu de leur origine. Cela est si vrai que la pairie a été toujours composée en Angleterre de ducs, de marquis, au nombre de deux, de comtes, de vicomtes et de barons ; les ducs y ont toujours eu et prennent encore le titre de très-haut et de très-puissant prince, et on les appelle encore votre grâce, qualité qu’on donne au roi.

Voilà pourquoi François de Montmorency, pair et maréchal de France (cité dans le Mémoire, page 11), fut inscrit dans le rôle des chevaliers de la Jarretière en 1572, sous ce titre : His Grace the most high and potent, Sa grâce le très-haut et puissant prince le duc de Montmorency.

La raison en est que, dans ce temps, les ducs et pairs étaient tous en Angleterre de la famille royale, comme ils l’avaient été en France. Les Anglais ont conservé leur ancienne prérogative, et c’est encore la raison pour laquelle les ducs et pairs anglais qui étaient dans l’armée du roi Guillaume III ne voulurent jamais céder aux princes de l’Empire. Les princes étrangers n’ont aucun rang en Angleterre que par courtoisie, et les chevaliers de la Jarretière ne marchent que suivant l’ordre de leur réception, indistinctement, selon l’ancien usage de France.

Puisque me voilà embarqué dans les profondeurs de la pairie, je vous dirai que la juridiction suprême, en matière d’État, a toujours continué d’être en Angleterre la seule cour des pairs, et qu’elle est seule le parlement, comme elle l’était chez nous.

Le roi de France peut encore assembler ses pairs où il veut, et juger la cause d’un pair où il veut, sans y appeler aucun homme de robe, cela est incontestable ; c’est pourquoi les difficultés que le parlement de Paris a faites au roi[1] en dernier lieu m’ont toujours paru très-mal fondées.

Votre jurisprudence ayant continuellement changé, ainsi que tous vos usages, vous avez certainement besoin d’une réforme.

Un des plus grands abus était de se voir obligé d’aller plaider trop loin de chez soi. Cet abus a ruiné mille familles, et la justice n’en a pas été mieux rendue. Si on peut y remédier, c’est un très-grand service rendu à l’État, et qui mérite la reconnaissance de la nation.

Voilà mes petites idées, elles se soumettent entièrement aux vôtres, comme de raison ; vous devez assurément en savoir plus que moi sur tout ce qui concerne votre très-respectable pétaudière. J’en parle comme un moineau qui ne doit pas juger les aigles de son pays.

Je me mets, dans le fond de mon pot à moineaux, sous la protection de l’aigle de Fontenoy, de Gênes, et de Minorque.

Conservez vos bontés pour ce vieil aveugle, qui vous est dévoué avec un respect aussi tendre que s’il avait deux yeux.

Si vous pouviez me gratifier des Remontrances de la cour des aides[2], je vous serais infiniment obligé ; mais de quoi s’avise la cour des aides ? et que fera la cour des monnaies ?

  1. En poursuivant le duc d’Aiguillon, malgré la défense du roi ; voyez tome XXVIII, page 382.
  2. Elles avaient été rédigées par Malesherbes. Voltaire y fit une Réponse qui est tome XXVIII, page 385.