Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8213

Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 358-359).
8213. — À M. LE MARECHAL DUC DE RICHELIEU.
À Ferney, 18 février.

Oui, mon héros, je vous l’avoue, j’ai ri un peu quand vous m’avez mandé que vous aviez la goutte ; mais savez-vous bien pourquoi j’ai ri ? c’est que je l’ai aussi. Il m’a paru assez plaisant qu’ayant pensé comme vous presque en toutes choses, ayant eu les mêmes idées, j’aie aussi les mêmes sensations. Dieu m’avait fait pour être réformé à votre suite ; c’est bien dommage que je sois toujours si éloigné de vous, et que je sois une planète si distante du centre de mon orbite.

D’Argens vient de mourir à Toulon[1] ; il ne vous reste plus que moi de vos anciens serviteurs bafoués ou par vous ou par les rois. Je le suis fort aussi par la nature ; mes yeux à l’écarlate sont absolument aveuglés par la neige à l’heure que je vous écris.

Je cours actuellement ma soixante-dix-huitième année, et vous êtes un jeune homme de près de soixante-quinze. Voilà, si je ne me trompe, le temps de faire des réflexions sur les vanités de ce monde. Deux jours que j’ai à vivre, et une vingtaine d’années qui vous restent, ne diffèrent pas beaucoup.

Je ris des folies de ce monde encore plus que de ma goutte ; mais je ne ris point quand mon héros me gronde, selon sa louable coutume, de ne lui avoir pas envoyé je ne sais quels livres imprimés en Hollande, dont il me parle. Voulait-il que je les lui envoyasse par la poste, afin que le paquet fût ouvert, saisi, et porté ailleurs ? m’a-t-il donné une adresse ? m’a-t-il fourni des moyens ? ignore-t-il que je ne suis ni en Prusse, ni en Russie, ni en Angleterre, ni en Suède, ni en Danemark, ni en Hollande, ni dans le nord de l’Allemagne, où les hommes jouissent du droit de savoir lire et écrire ?

Ne se souvient-il plus du pauvre garçon apothicaire qui fut, il y a deux ans[2], fouetté, marqué d’une fleur de lis toute chaude, condamné aux galères perpétuelles par Messieurs, et qui mourut de douleur le lendemain avec sa femme et sa fille, pour avoir vendu, dans Paris, une mauvaise comédie intitulée la Vestale, laquelle avait été imprimée avec une permission tacite ?

Ne vous souvient-il plus qu’un des plus horribles crimes mentionnés dans le procès du chevalier de La Barre était d’avoir, dans son cabinet, des livres qu’on appelle défendus ? ce qui, joint à l’abomination de n’avoir pas ôté son chapeau pendant la pluie devant une procession de capucins, engagea les tuteurs des rois à lui faire couper le poing, à lui arracher la langue, et à faire jeter dans les flammes sa tête d’un côté et son corps de l’autre ?

Ne saviez-vous pas, mon héros, que, parmi ces Welches pour lesquels vous avez combattu sous Louis XIV et sous Louis XV pendant soixante ans, il y a des tigres acharnés à dévorer les hommes, comme il y a des singes occupés à faire la culbute ?

J’ai été assez persécuté, je veux mourir tranquille. Dieu merci, je ne fais point de livres, puisqu’il est si dangereux d’en faire. J’achève ma vie au pied du mont Jura, et j’irai mourir au pied du Caucase, si on me persécute encore. J’eusse aimé mieux rire avec vous à Richelieu ; mais mon héros est incapable de porter la philosophie jusque-là. Il sera dans le tourbillon jusqu’à l’âge de quatre-vingt-dix ans, comme le duc d’Épernon, qui ne le valait pas. Il faut que chaque individu remplisse sa destinée.

Je vous remercie très-tendrement d’avoir favorisé M. Gaillard[3], qui en est digne.

Je crois votre goutte aussi légère que votre brillante imagination. Il n’est pas possible que, vous étant baigné presque tous les jours, l’accès soit bien violent et bien douloureux. La mienne est peu de chose aussi ; mais mes yeux, mes yeux, voilà ce qui m’accable. Je ne conçois pas comment Mme du Deffant peut être si gaie et si sémillante après avoir perdu la vue. Dieu vous conserve vos deux yeux, qui ont été tant lorgneurs et tant lorgnés ! Dieu vous conserve tout le reste ! Ne grondez plus votre vieux serviteur, qui assurément ne le mérite pas.

Vous souvenez-vous de Couratin, qui avait toujours tort avec vous, quelque chose qu’il fit ?

Permettez-moi de me mettre aux pieds de Mme la comtesse d’Egmont[4].

Le vieil Ermite.
  1. Voyez lettre 8192.
  2. Voltaire veut sans doute parler de la condamnation du 24 septembre 1768 ; voyez tome XXI, page xiv.
  3. Pour la place à l’Académie française.
  4. Fille du maréchal de Richelieu.