Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8192

Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 339-340).
8192. — À MADAME LA MARQUISE D’ARGENS.
À Ferney, 1er février.

Madame, vous ne pouviez confier vos sentiments et vos regrets à un cœur plus fait pour les recevoir et pour les partager. Mon âge de soixante-dix-huit ans, les maladies dont je suis accablé, et le climat très-rude que j’habite, tout m’annonce que je verrai bientôt le digne mari que vous pleurez[1].

Je fus bien affligé qu’il ne prît point sa route par Ferney, quand il partit de Dijon ; et, par une fatalité singulière, ce fut le roi de Prusse qui m’apprit la perte que vous avez faite. Je ne crois pas qu’il eût en France un ami plus constant que moi. Mon attachement et mon estime augmentaient encore par les traits que frère Berthier et d’autres polissons fanatiques lançaient continuellement contre lui. Les ouvrages de ces pédants de collège sont tombés dans un éternel oubli, et son mérite restera. C’était un philosophe gai, sensible et vertueux. Ses ennemis n’étaient que des dévots, et vous savez combien un dévot est loin d’un homme de bien. Son nom sera consacré à la postérité par le roi de Prusse et par vous. Voilà les deux ornements de son buste. On ne peut rien ajouter à l’épitaphe faite par le roi. Il n’y a que vous, madame, dont le pinceau puisse se joindre au sien.

C’est un prodige bien singulier qu’une dame, aussi aimable que vous l’êtes, ait fait une étude particulière des deux langues savantes qui dureront plus que toutes les autres langues de l’Europe. Vous avez la science de Mme Dacier, et elle n’avait point vos grâces.

Que ne puis-je, madame, être auprès de vous ! que ne puis-je vous parler longtemps de mon cher Isaac, et surtout vous entendre !

Si vous permettez en effet que mon amitié et ma douleur gravent un mot dans un coin du monument que vous lui destinez ; si vous souffrez que mes sentiments s’expliquent après ceux du roi de Prusse et les vôtres, vous ne doutez pas que je ne sois à vos ordres. Vous ne sauriez croire combien j’ai été touché de votre lettre. S’il restait encore quelque chose de nous-mêmes après nous (ce qui est fort douteux), il vous saurait gré de la consolation que vous m’avez donnée en m’écrivant.

Soyez bien persuadée, madame, de l’estime respectueuse avec laquelle je serai, tant que je vivrai, votre, etc.

  1. Le marquis d’Argens est mort le 11 janvier 1771.