Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8202

8202. — À CATHERINE II,
impératrice de russie.
9 février.

Madame, on dit qu’enfin Moustapha se résout à demander grâce, qu’il commence à concevoir que Votre Majesté impériale est quelque chose sur le globe, et que l’étoile du Nord est plus forte que son croissant.

Je ne sais si le chevalier de Tott sera le médiateur de la paix. Je me flatte que du moins Sa Hautesse payera les frais du procès que sa petitesse vous a intenté si mal à propos, et qu’il se défera de sa belle coutume de loger aux Sept-Tours les ministres des puissances auxquelles il fait la guerre, coutume qui devrait armer l’Europe contre lui.

Votre Majesté va reprendre ses habits de législatrice, après avoir quitté sa robe d’amazone ; elle n’aura pas de peine à pacifier la Pologne ; enfin mon étoile du Nord sera bien plus brillante que nos soleils du Midi.

Je suis toujours fâché que mon étoile n’établisse pas son zénith directement sur le canal de la mer Noire ; mais enfin si la paix est écrite dans le ciel, il faut bien que votre belle et auguste main la signe : je me soumets aux ordres du destin. C’est une autre sacrée majesté qui de tout temps a mené les majestés de ce bas monde.

Elle vient d’envoyer le duc de Choiseul, et le duc de Praslin, et le parlement de Paris[1], à la campagne, au milieu de l’hiver. Elle a fait un cordelier pape[2]. Elle va ôter au pauvre Ali-bey l’espérance d’être pharaon en Égypte, et pourrait bien le réduire à l’état que Joseph prédit au grand panetier de Pharaon [3].

Le destin fait de ces tours-là tous les jours sans y songer ; les bons chrétiens comme vous, madame, disent que c’est la Providence, et je le dis aussi pour vous faire ma cour.

Cependant, si Votre Majesté est prédestinée à ne point convenir des articles avec le divan, je supplie votre providence de faire passer le Danube à vos troupes victorieuses, et de donner des fêtes à M. le prince Henri dans l’Atméidan.

Je murmure un peu contre ce destin, qui m’a donné soixante-dix-sept ans, et une santé si faible, avec une passion si violente de voir la cour de mon héroïne garnie de ses héros.

J’ai le malheur de me mettre de loin à ses pieds avec le plus profond respect.

L’Ermite de Ferney.

P. S. J’ai écrit une lettre en vers au roi de Danemark, dans laquelle se trouve le nom de Votre Majesté impériale[4] ; mais je n’ose vous l’envoyer sans votre permission.

  1. Le duc de Choiseul, le duc de Praslin, et les membres du parlement venaient d’être exilés.
  2. Ganganelli, qui prit le nom de Clément XIV.
  3. Genèse, chapitre XL, versets 19 et 20.
  4. Vers 9 de l’Épître, tome X, page 421.