Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8200

Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 347-348).
8200. — À M. DE CHABANON.
6 février.

Mon cher ami, je n’écris jamais pour écrire ; mais quand j’ai un sujet, je n’épargne pas ma plume, tout vieux et tout mourant que je suis. Mon sujet aujourd’hui est un étrange livre[1] qu’on vient de m’envoyer, contre M. Delille et contre M. de Saint-Lambert.

Quel est donc ce législaleur nommé Clément, qui dicte ses arrêts du haut de son trône ? Je vous avoue que je n’ai jamais rien lu de plus injuste et de plus insolent. Je regarde la traduction des Géorgiques par M. Delille comme un des ouvrages qui font le plus d’honneur à la langue française ; et je ne sais même si Boileau aurait osé traduire les Georgiques.

Dites-moi donc ce que c’est que ce Clément. J’en connais un qui est fils d’un procureur de Dijon, et qui porta, il y a deux ans, une tragédie aux comédiens, et qui fut éconduit par eux dès qu’ils eurent lu le premier acte.

Voilà les barbouilleurs qui se mêlent de juger les peintres. Ce qu’il y a de pis dans cet ouvrage, c’est qu’on y trouve par-ci par-là d’assez bonnes choses, et que les gens malins, à la faveur d’une bonne critique, en adoptent cent mauvaises.

Je ne vous parle point de la critique que monsieur le chancelier a faite du parlement de Paris[2] : j’ai toujours cru, et surtout depuis la catastrophe du chevalier de La Barre, que ses arrêts pouvaient être sujets à la révision de la postérité ; mais je ne me mêle point de cette espèce de controverse. Il me paraît que vous ne vous en mêlez pas plus que moi. Vous êtes occupé de vos plaisirs et de vos talents ; moi, je le suis de mes misères, qui augmentent tous les jours, et qui m’annoncent la fin de ma vie. En attendant, je vous embrasse de tout mon cœur.

  1. Voyez page 340.
  2. Le parlement avait été cassé le 13 avril 1771 ; voyez tome XV, page 418, et aussi XVI, 108.