Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8199

Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 345-347).
8199. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
6 février.

Mes anges, notre jeune homme m’a remis enfin son manuscrit[1], que je vous envoie. Je ne chercherai point à vous séduire en sa faveur ; je ne remarquerai point combien le sujet était difficile ; je ne vous dirai point que Sénèque fut un plat déclamateur, et que Jolyot de Crébillon fut un plat barbare ; je n’insisterai point sur l’artifice des premiers actes et sur la terreur des derniers : c’est à vous de juger, et à moi de me taire.

Je vous prierai seulement de songer que mon jeune homme aurait très-grand besoin d’un succès. Ce succès servirait à faire voir qu’il n’est pas possible qu’il fasse tous les ouvrages qu’on lui impute contre l’inf…, tandis qu’il est tout entier à sa chère Melpomène.

Notre adolescent pourrait alors prendre cette occasion pour venir faire un petit tour en tapinois dans la capitale des Welches. Je vous avertis qu’il fait beaucoup plus de cas des Pelopides que de la Sophonisbe, et qu’il n’y met aucune comparaison. C’est à Pâques qu’il faudrait donner la Famille de Tantale : c’est à présent qu’il aurait fallu donner Sophonisbe. Si Lekain se donne au genre tempéré, il devrait débuter par Massinisse, qui ne demande aucun effort, et qui n’exige un peu de véhémence qu’au cinquième acte.

J’ai parlé à M. Lantin de votre plaisante idée, que Sophonisbe fasse des façons comme une femme qui se défend au premier rendez-vous, ou comme une fille qui combat pour son pucelage. Une femme telle que Sophonisbe, m’a-t-il dit, doit se marier sur la cendre chaude de Syphax, sans délibérer. L’horreur de l’esclavage et la haine des Romains doivent dresser l’autel sur-le-champ, et allumer les flambeaux de l’hymen pour en brûler le camp des Romains, et pour la conduire en triomphe au camp d’Annibal.

La petite prétendue bienséance française est en pareille occasion une puérilité froide et misérable.


À ces conditions j’accepte la couronne ;
Ce n’est qu’à mon vengeur que ma fierté se donne[2].


Voilà ce qu’il faut que Sophonisbe dise ; elle n’est pas une petite fille sortant du couvent.

Je me suis rendu au sentiment de M. Lantin, et je lui ai seulement souhaité des acteurs qui pussent rendre sa tragédie de Mairet, dans laquelle il n’y a pas, Dieu merci, un seul mot de Mairet.

Il m’a assuré qu’il avait envoyé à M. de Thibouville ces vers dont je vous parle, et vous êtes prié de les mettre sur votre copie.

Quant au Dépositaire, nous en parlerons une autre fois. On vous enverra Barmécide[3] ; vous aurez aussi le Roi de Danemark[4]. Mais la journée n’a que vingt-quatre heures ; les Questions sur l’Encyclopédie[5] en prennent douze ; le reste du temps est employé à souffrir. J’ai la goutte, je suis presque aveugle ; j’ai de plus une colonie à conduire ; on n’est pas de fer un peu de patience.

Mme d’Argental aura sa chaîne et sa montre dans quelques jours. Que dites-vous de M. le maréchal de Richelieu, qui se met à la tête d’une faction en faveur du nasillonneur de Brosses ? Parlez fortement à M. de Foncemagne, à M. de Sainte-Palaye, à M. de Mairan. Il faut, malgré ma tendresse pour notre doyen, qu’il ne remporte pas cette victoire. Ne passons pas sous le joug comme le duc de Cumberland à Closter-Severn[6]. Il a d’ailleurs assez d’avantage, et son dernier triomphe est assez complet.

Je ne puis finir ma lettre sans vous dire encore un mot des Pelopides. Faudra-t-il que je sois toujours reconnu, comme M. de Pourceaugnac ? ne pourrez-vous point, vous et M. de Thibouville, baptiser mon jeune homme ? M. de Thibouville ne peut-il pas connaître des jeunes gens de bonne volonté, parmi lesquels il choisirait un prête-nom, quelqu’un qui aurait une belle voix, et qui lirait la pièce aux comédiens comme si elle était de lui ? n’y aurait-il pas un plaisir infini de jouer ce tour au public et aux soldats de Corbulon[7] ? Rêvez à cela, mes anges ; ne m’oubliez pas auprès de votre ami le campagnard.

Adieu, mes anges gardiens ; veillez bien sur moi, car je ne puis rien par moi-même sans votre grâce.

  1. Les Pélopides.
  2. Voyez tome VII, page 72.
  3. Épître de Benaldaki à Caramouftée, tome X, page 440.
  4. Tome X, page 421.
  5. Il n’en avait encore publié que trois volumes ; voyez l’avertissement de Beuchot en tête du tome XVII.
  6. Voyez tome XV, page 347.
  7. Voyez la note, tome XXXVII, page 406.