Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 8141

8141. — DE CATHERINE II.
impératrice de russie.
Ce 12-23 décembre.

Monsieur, jamais mensonge ne fut plus complet que celui de cette prétendue lettre de l’ambassadeur d’Angleterre Murray (datée de Constantinople), où il est dit qu’il voit le padisha deux fois par semaine[1], et que celui-ci lui parle italien. Aucun ministre étranger ne voit le sultan que dans les audiences publiques. Moustapha ne sait que le turc, et il est douteux qu’il sache lire et écrire. Ce prince est d’un naturel farouche et sanguinaire : on prétend qu’il est né avec de l’esprit ; cela se peut, mais je lui dispute la prudence ; il n’en a point marqué dans cette guerre. Son frère[2] est moins imprudent que lui ; c’est un dévot. Il lui a déconseillé la guerre, et je ne crois pas qu’on l’envoie jamais commander.

Mais ce qui vous fera rire peut-être, c’est que ces deux princes ont une sœur qui était la terreur de tous les bachas. Elle avait, avant la guerre, au delà de soixante ans ; elle avait été mariée quinze fois ; et lorsqu’elle manquait de mari, le sultan, qui l’aimait beaucoup, lui donnait le choix de tous les bachas de son empire. Or, quand un bacha épouse une princesse de la maison impériale, il est obligé de renvoyer tout son harem. Cette sultane, outre son âge, était méchante, jalouse, capricieuse, et intrigante. Son crédit, chez monsieur son frère, était sans bornes, et souvent les bachas qu’elle épousait, sans têtes : ce qui n’était point du tout plaisant pour eux ; mais cela n’en est pas moins vrai.

Ah ! monsieur, vous avez dit tant de belles choses sur la Chine que je n’ose disputer le mérite des vers du roi de ce pays. Cependant, par les affaires que j’ai avec ce gouvernement, je pourrais fournir des notions qui détruiraient beaucoup de l’opinion qu’on a de leur savoir-vivre, et qui les feraient passer pour des rustres ignorants ; mais il ne faut pas nuire à son prochain. Ainsi je me tais, et j’admire les relations des délégués de la Propagande[3] sans les contredire. Au bout du compte, j’ai affaire au gouvernement tartare qui a conquis la Chine, et non pas aux Chinois originaires.

Continuez-moi, monsieur, votre amitié et votre confiance ; et soyez assuré que personne ne vous estime plus que moi.

Catherine.

P. S. Les gazettes ont débité que j’avais fait arrêter nombre de personnes de qualité ; je dois vous dire qu’il n’en est rien, et qu’âme qui vive, ni grand ni petit, n’a perdu la liberté. Le prince Henri de Prusse m’en est témoin. Je m’en rapporte à lui.

  1. Voyez lettre 8094.
  2. Abdoul-Achmet, né en 1725, son successeur en 1771, mort en 1789.
  3. Les missionnaires catholiques délégués de la congrégation de propaganda Fide.