Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 8122

8122. — À M. LE MARQUIS DE VOYER D’ARGENSON.
À Ferney, 14 décembre.

Monsieur, je crois vous avoir mandé que j’ai soixante-dix-sept ans ; que de douze heures j’en souffre onze, ou environ ; que je perds la vue dès que mes déserts sont couverts de neige ; qu’ayant établi des fabriques de montres tout autour de mon tombeau, dans mon petit village où l’on manque de pain, malgré les Éphémérides du Citoyen, je me trouve accablé des maux d’autrui encore plus que des miens ; que j’ai très-rarement la force et le temps d’écrire, encore moins de pouvoir être philosophe. Je vous dirai ce que répondit Saint-Évremont à Waller lorsqu’il se mourait, et que Waller lui demandait ce qu’il pensait sur les vérités éternelles et sur les mensonges éternels : « Monsieur Waller, vous me prenez trop à votre avantage. »

Je suis avec vous, monsieur, à peu près dans le même cas : vous avez autant d’esprit que Waller ; je suis presque aussi vieux que Saint-Évremont, et je n’en sais pas autant que lui.

Amusez-vous à rechercher tout ce que j’ai cherché en vain pendant soixante ans. C’est un grand plaisir de mettre sur le papier ses pensées, de s’en rendre un compte bien net, et d’éclairer les autres en s’éclairant soi-même.

Je me flatte de ne point ressembler à ces vieillards qui craignent d’être instruits par des hommes qui sortent de la jeunesse. Je recevrai, avec grande joie, une vérité aujourd’hui, étant condamné à mourir demain.

Continuez, monsieur, à rendre vos vassaux heureux, et à instruire vos anciens serviteurs. Mais que je traite avec vous, par lettres, des choses où Aristote, Platon, saint Thomas et saint Bonaventure se sont cassé le nez, c’est ce qu’assurément je ne ferai pas j’aime mieux vous dire que je suis un vieux paresseux qui vous est attaché avec le plus tendre respect, et cela de tout son cœur.