Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 8121

8121. — DE CATHERINE II,
impératrice de russie.[1]
Pétersbourg, 2-13 décembre 1770.

Monsieur, les répétitions deviennent ennuyeuses. Je vous ai si souvent mandé : Telle ou telle ville est prise, les Turcs ont été battus dans tels endroits ! Pour amuser, dit-on, il faut de la diversité : eh bien, apprenez que votre cher Braïlof a été assiégé, qu’on a donné un assaut, que cet assaut a été repoussé, et le siège levé.

Le comte Roumiantsof s’est fâché : il a envoyé une seconde fois le général-major Glébof, avec un renfort vers ce Braïlof. Vous croirez peut-être que les Turcs, encouragés par la levée du siège, se sont défendus comme des lions ? point du tout. À la seconde approche de nos troupes ils ont abandonné la place, les canons et les magasins qui y étaient. M. Glébof y est entré, et s’y est établi.

Un autre corps est allé réoccuper la Valachie.

J’ai reçu hier la nouvelle que Boukharest, la capitale de cette principauté, a été prise le 15 novembre, après un petit combat avec la garnison turque.

Mais ce qui va vraiment vous divertir, parce que vous souhaitiez que le Danube fût franchi, c’est que le maréchal comte Roumiantsof avait envoyé, dans le même temps, quelques centaines de chasseurs et de troupes légères de l’autre côté du Danube. Ceux-ci partirent d’Izmaïl sur des bateaux, et s’emparèrent le 10 novembre du fort de Toultcha, qui est à vingt verstes d’Issaktchi, où le vizir était campé. Ils envoyèrent la garnison dans l’autre monde, emmenèrent plusieurs prisonniers et treize pièces de canon ; ils enclouèrent le reste, et revinrent heureusement à Kilia. Le vizir, ayant appris cette petite incartade, leva son camp et s’enfuit avec son monde à Babadaghi.

Voilà où nous en sommes ; et, s’il plaît à Moustapha, nous continuerons, quoique pour le bien de l’humanité il serait bien temps que ce seigneur-là se rangeât à la raison.

M. Todtleben est allé attaquer Poti sur la mer Noire. Il ne dit pas grand bien des successeurs de Mithridate ; mais en revanche il trouve le climat de l’ancienne Ibérie le plus beau du monde.

Les dernières lettres d’Italie disent ma troisième escadre à Mahon. Si le sultan ne se ravise, je lui en enverrai encore une demi-douzaine on dirait qu’il y prend plaisir.

La maladie présente des Anglais ne saurait être guérie que par une guerre : ils sont trop riches et désunis ; une guerre les appauvrira et réunira les esprits. Aussi la nation la veut-elle, mais la cour n’en veut qu’au gouverneur de Buenos-Ayres.

Vous voyez, monsieur, que je réponds à plusieurs de vos lettres par celle-ci. Les fêtes auxquelles le séjour du prince Henri de Prusse, qui part aujourd’hui pour Moscou, a donné lieu, ont un peu dérangé mon exactitude à vous répondre. Je lui en ai donné plusieurs auxquelles il a paru se plaire : il faut que je vous conte la toute dernière.

C’était une mascarade à laquelle il se trouva trois mille six cents personnes. À l’heure du souper entra Apollon, les Quatre Saisons, et les Douze Mois de l’année : c’étaient des enfants de huit à dix ans, pris des instituts d’éducation que j’ai établis pour la noblesse. Apollon, par un petit discours, invita la compagnie de se rendre dans le salon préparé par les Saisons, puis il ordonna à sa suite de présenter leurs dons à ceux à qui ils étaient destinés.

Ces enfants s’acquittèrent au mieux de ce qu’ils avaient à dire et à faire. Ci-joints vous trouverez leurs petits compliments, qui, il est vrai, ne sont que des enfantillages.

Les cent vingt personnes qui devaient souper dans la salle des Saisons s’y rendirent. Elle était ovale, et contenait douze niches, dans chacune desquelles il y avait une table pour dix personnes. Chaque niche représentait un mois de l’année, et l’appartement était orné en conséquence. Sur les niches on avait pratiqué une galerie qui régnait tout autour, sur laquelle il y avait, outre la foule des masques, quatre orchestres.

Lorsqu’on fut placé à table, les quatre Saisons, qui avaient suivi Apollon, se mirent à danser un ballet avec leurs suites : ensuite arriva Diane et les nymphes. Lorsque le ballet fut fini, la musique, composée par Traïetto pour cette salle, se fit entendre, et les masques entrèrent. À la fin du souper, Apollon vint dire qu’il priait la compagnie de se rendre au spectacle qu’il avait préparé, dans un appartement attenant à la salle. On y avait dressé un théâtre où ces mêmes enfants jouèrent la petite comédie l’Oracle[2], après quoi l’assemblée trouva tant de plaisir à la danse qu’on ne se retira qu’à cinq heures du matin.

Je pense qu’Ali-bey ne pourra que trouver son compte dans la continuation de la guerre. On dit que les Turcs et les chrétiens sont très-contents de lui, qu’il est tolérant, brave, et juste.

Ne trouvez-vous pas singulière cette frénésie qui a pris à toute l’Europe de voir la peste partout, et les précautions prises en conséquence, tandis qu’elle n’est qu’à Constantinople, où elle n’a jamais cessé ? J’ai pris mes précautions aussi. On parfume tout le monde jusqu’à étouffer, et cependant il est très douteux que cette peste ait passé le Danube. J’ai ordonné de parler à la famille de M. Tchoglokof pour le payement des comptes que vous m’avez envoyés ; lorsque j’aurai leur réponse, je vous la ferai parvenir ; la mauvaise conduite de ce jeune homme en Géorgie, où il avait demandé d’aller, sa désobéissance vis-à-vis de son général, ses intrigues contre M. de Todtleben, l’ont jeté dans un labyrinthe dont il aura bien de la peine à se tirer : il est présentement à attendre son jugement d’un conseil de guerre à Kasan ; vous savez ce que c’est qu’un pareil conseil quand il s’agit de désobéissance militaire et de menées contre le général.

Adieu, monsieur ; portez-vous bien, et continuez-moi votre amitié ; il n’y a personne qui en connaisse mieux le prix que moi.

Catherine.
  1. Collection de Documents, Mémoires et Correspondances, publiée par la Société impériale de l’histoire de Russie, tome XV, page 46.
  2. Cette comédie de Saint-Foix, en un acte et en prose, a été jouée pour la première fois sur le Théâtre-Français le 22 mars 1740.