Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 8076

Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 247-248).
8076. — À M. LE MARQUIS DE VOYER D’ARGENSON.
6 novembre.

Auriez-vous jamais, monsieur, dans vos campagnes en Flandre et en Allemagne, porté les Satires de Perse dans votre poche ? Il y a un vers qui est curieux, et qui vient fort à propos :


De JoveMinimum est quod scire laboro :
De Jove quid sentis ?

(Sat. ii, v. 17.)

(Il ne s’agit que d’une bagatelle que pensez-vous de Dieu ?)

Vous voyez que l’on fait de ces questions depuis longtemps. Nous ne sommes pas plus avancés qu’on n’était alors. Nous savons très-bien que telles ou telles sottises n’existent pas, mais nous sommes fort médiocrement instruits de ce qui est. Il faudrait des volumes, non pas pour commencer à s’éclaircir, mais pour commencer à s’entendre. Il faudrait bien savoir quelle idée nette on attache à chaque mot qu’on prononce. Ce n’est pas encore assez : il faudrait savoir quelle idée ce mot fait passer dans la tête de votre adverse partie. Quand tout cela est fait, on peut disputer pendant toute sa vie sans convenir de rien.

Jugez si cette petite affaire peut se traiter par lettres. Et puis vous savez que quand deux ministres négocient ensemble, ils ne disent jamais la moitié de leur secret.

J’avoue que la chose dont il est question mérite qu’on s’en occupe très-sérieusement ; mais gare l’illusion et les faiblesses !

Il y a une chose peut-être consolante : c’est que la nature nous a donné à peu près tout ce qu’il nous fallait ; et si nous ne comprenons pas certaines choses un peu délicates, c’est apparemment qu’il n’était pas nécessaire que nous les comprissions.

Si certaines choses étaient absolument nécessaires, tous les hommes les auraient, comme tous les chevaux ont des pieds. On peut être assez sûr que ce qui n’est pas d’une nécessité absolue pour tous les hommes, en tous les temps et dans tous les lieux, n’est nécessaire à personne. Cette vérité est un oreiller sur lequel on peut dormir en repos ; le reste est un éternel sujet d’arguments pour et contre.

Ce qui n’admet point le pour et le contre, monsieur, ce qui est d’une vérité incontestable, c’est mon sincère et respectueux attachement pour vous.

Le vieux Malade.