Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 8077

8077. — À CATHERINE II.
impératrice de russie.
À Ferney, 6 novembre.

Madame, si Beader est pris l’épée à la main, comme on le dit, j’en rends de très-humbles actions de grâces à Votre Majesté impériale : car, dans mon lit, où je suis malade, je n’ai d’autre plaisir que celui de vos victoires, et chacune de vos conquêtes est mon restaurant.

On confirme encore de Marseille qu’Ali-bey est roi d’Égypte, et qu’il s’est emparé d’Alexandrie, où il établit déjà un commerce considérable avec toutes les nations trafiquantes. Plaise à la vierge Marie, à qui Ali-bey ne croit point du tout, que tout cela soit exactement vrai !

Ce qui me fait une peine extrême, c’est que vos troupes victorieuses ne sont point encore dans Andrinople. Votre Majesté dira que je suis un vieillard bien impétueux que rien ne peut satisfaire : que vous avez beau, pour me faire plaisir, battre Moustapha tous les jours, que je ne serai content que lorsque vous serez sur les bords de l’Euphrate. Eh bien ! madame, cela est vrai. La Mésopotamie est un pays admirable ; on peut s’y transporter en litière, ce qu’on ne peut pas faire à Pétersbourg vers le mois de novembre. Monseigneur le prince Henri y est bien ! Oui, mais c’est un héros, quoiqu’il ne soit pas un géant : il est juste qu’il voie l’héroïne du Nord, car il est aussi aimable qu’il est grand général.

Au reste, madame, je suppose qu’Ali-bey garde l’Égypte en dépôt à Votre Majesté impériale : car ma passion veut encore vous donner l’Égypte, afin que votre Académie des sciences, dont j’ai l’honneur d’être, connaisse bien les antiquités de ce pays-là, et c’est ce que probablement on ne fera jamais sous un Ali-bey.

On dit que la peste est à Constantinople. Il faut que Moustapha ait fait le dénombrement de son peuple, car Dieu d’ordinaire envoie la peste aux rois qui ont voulu savoir leur compte. Il en coûta soixante-dix mille Juifs au bon roi David[1], et il n’y avait pas grande perte. J’espère que Votre Majesté chassera bientôt de Stamboul la peste et les Turcs.

Je me mets aux pieds de Votre Majesté impériale, du fond de mon désert et de mon néant, avec le plus profond respect, et une passion qui ne fait que croître et embellir.

  1. III, livre des Rois, chap. xxiv, verset 15.