Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 8071

8071. — DE CATHERINE II[1],
impératrice de russie.
Novembre 1770.

Je n’ai pour aujourd’hui presque aucune nouvelle à vous mander ; je répondrai simplement à votre lettre du 2 octobre pour vous dire que le lieutenant général Berg, qui tient avec son corps la distance depuis Taganrog jusqu’au Borysthène, a pensé prendre prisonnier le kan de Crimée, qui d’Otchakof voulait passer à Pérécop, d’où on avait envoyé du monde à sa rencontre.

Le reste de ses équipages a été pris, et son monde tué, dispersé ou fait prisonnier. Lui-même s’est jeté dans Otchakof. On peut le compter sans se tromper pour un prince dévalisé de la bonne façon, car une partie de ses sujets, les trois hordes de Belgorod et du Boudjak, qui habitent entre le Dniester et le Danube, et celle d’Edissan, qui se tient entre le Dniester, le Borysthène, Otchakof et Bender, se sont déclarées pour la Russie. La Crimée lui reste, mais les esprits y sont divisés ; une grande partie penche pour nous ; l’autre, pour la paix, et personne n’a envie de se battre, parce qu’ils voient que leur plus grand appui, les Turcs, sont mis hors d’état de les secourir.

Moustapha pense, dit-on, tout de bon de se retirer à Andrinople ; il veut commander en personne l’année qui vient. Ce prince se laisse bercer encore, à l’heure qu’il est, de la douce pensée que nous serons incapables de soutenir la guerre encore deux campagnes. Le pauvre homme ignore qu’au commencement de ce siècle, où la Russie était moins riche, et où, pour ainsi dire, elle connaissait moins ses ressources, elle a cependant été en guerre pendant trente ans consécutifs. Il fera comme il lui plaira ; la guerre et la paix sont à son choix. J’aime la paix, mais les grands événements de la guerre ne me déplaisent point.

Vous conviendrez que cette campagne est une des plus jolies qu’on puisse faire ; elle me console du chagrin de voir qu’on a à Paris des carrosses, des surtouts de dessert, des chœurs de nouvelle mode, charmants et bruyants, et que vos danseuses allemandes dansent mieux que mes italiennes. Je sais aussi qu’on y meurt de faim. En Russie tout va le train ordinaire : il y a des provinces où l’on ignore presque que depuis deux ans on est en guerre. On ne manque de rien nulle part ; l’on chante le Te Deum, l’on danse et l’on se réjouit.

Je suis bien sensible, monsieur, à vos politesses et à celles de M. d’Alembert. Mes armées sont entrées en quartiers d’hiver. Elles ne sauraient aller aussi vite que vous le souhaitez, parce que dans les vingt-quatre heures il faut reposer une fois et manger deux. L’année qui vient, nous verrons ce qu’il y aura à faire.

En attendant je suis occupée bien agréablement par la présence du prince Henri de Prusse, dont assurément le mérite répond à sa grande réputation. Il me paraît qu’il ne se déplaît pas tout à fait ici. Nous parlons souvent de vous. Adieu, monsieur, vivez les années de Mathusalem, et soyez assuré de mon amitié.

  1. Réponse à la lettre de Voltaire du 2 octobre. Cette lettre, publiée dans la Collection de Documents Mémoires et Correspondances de la Société impériale de Russie, tome XV, page 51, n’est pas dans les précédentes éditions de Voltaire.